samedi 31 octobre 2009

Ahcène Bouskia. Professeur à l’Ecole supérieure de la magistrature

Professeur à l’Ecole de la magistrature, ancien conseiller à la Présidence et à la Cour suprême, et auteur de plusieurs ouvrages consacrés au droit, Ahcène Bouskia estime dans l’entretien qu’il nous a accordé que la correctionnalisation des crimes économiques participe à la banalisation de la corruption.

- La corruption a pris des proportions alarmantes dans notre pays et la loi 01/06, relative à la prévention et la lutte contre ce fléau ne semble pas l’avoir freinée. Pourquoi, selon vous ?
- Une loi ne peut être un facteur de lutte ou d’encouragement. Sa valeur tient à son application sur le terrain, c’est-à- dire ce que les magistrats et les services de la police judiciaire en font. A mon avis, la loi 01/06 est inopportune. On a focalisé sur un texte, et dès qu’il a été mis au point, c’est l’autosatisfaction. Savez-vous que nous sommes l’un des rares pays à avoir promulgué un texte spécial pour la lutte contre la corruption. Des pays comme la France, ou nos voisins immédiats, ont plutôt modifié leur code pénal. Alors, je me demande si l’Algérie avait besoin d’une loi spéciale, d’autant que notre code pénal était en mesure de prendre en charge le phénomène et il le faisait bien d’ailleurs. Moi je pense que nous n’avions pas besoin de ce texte. Maintenant, concernant la correctionnalisation, de mon point de vue, elle est inopportune, parce qu’elle a coïncidé avec les affaires qui portent sur des milliards de dinars. En tant que juriste, je me pose des questions. Pourquoi correctionnaliser et pourquoi maintenant ? Je ne prête aucune intention à quiconque, mais c’est une coïncidence qui suscite des interrogations. De plus, cette correctionnalisation n’a pas été suivie de mesures d’accompagnement. Pour être plus pratique, correctionnaliser c’est renvoyer une affaire de détournement de dizaines, voire de centaines de milliards de dinars, devant un tribunal présidé par un juge unique, qui peut être fraîchement sorti de l’Ecole de la magistrature. Sans pour autant juger la qualité des magistrats issus de cette école, surtout pour certains jeunes, notamment les femmes, et qui sont excellents, ce sont en général des juges qui n’ont aucune expérience. Prendre de telles affaires est un danger pour eux, au risque de bâcler le dossier, mais également pour le prévenu qui peut ne pas avoir droit à un procès équitable. Je pense qu’il aurait fallu revoir d’abord la composition des tribunaux, revenir peut- être à la collégialité avant de correctionnaliser les crimes économiques. Le juge unique, c’est uniquement depuis 1993. Avant, la décision était collégiale. De plus, ce même juge unique est tenu de rendre un certain nombre de décisions par audience et ces affaires sont souvent noyées dans le lot de centaines de dossiers à juger. Le deuxième point que j’estime important concerne les investigations, c’est-à-dire la constatation et la recherche des infractions. Ceux qui défendent la loi 01/06 disent que ce texte a prévu des techniques spéciales d’investigation comme l’infiltration, la surveillance électronique, etc, considérées comme étant ses points forts. Mais ce mécanisme est dépassé depuis la loi du 20 décembre 2006 relative au code de procédure pénale. Plus grave, les infractions de change, qui sont minimes par rapport à la corruption et au détournement, et qui peuvent être d’ailleurs réglées par la voie transactionnelle, sont citées parmi les sept infractions spéciales qui permettent à la police judiciaire d’avoir des pouvoirs exorbitants et spéciaux pour mener l’enquête. Pourtant, la corruption et les détournements qui sont des faits plus graves ne figurent pas parmi les infractions pour lesquelles le nouveau code de procédure pénale a prévu de nouveaux mécanismes d’investigation et de recherche. Les infractions spéciales sont le trafic de drogue, les crimes transnationaux, les atteintes aux systèmes de traitement automatique de données, le blanchiment d’argent, le terrorisme et les infractions liées à la législation de change, qui sont tous, exception faite pour le terrorisme, des délits et pour lesquels il a été prévu une extension des compétences pour la police judiciaire qui peut désormais mener son enquête sur tout le territoire national. Mieux encore, le texte a prévu même des pôles spécialisés avec des juges spécialisés. Vous savez, en matière d’investigation de corruption et de détournement de deniers publics, le juge d’instruction est tenu par un délai en matière de détention provisoire qui ne doit pas dépasser les 8 mois. On lui donne une affaire de centaines de milliards de dinars et on lui demande de ne pas dépasser ce délai en matière de détention. Automatiquement, on aboutit à une instruction bâclée parce le juge d’instruction n’a pas eu de temps ni de moyens, comme ceux des juges des pôles. Dans le meilleur des cas, le pauvre juge unique va se retrouver avec une instruction inachevée. C’est un danger aussi bien pour l’Etat que pour la société. C’est un danger pour l’Etat parce que, faute d’avoir suffisamment de moyens pour ramener des preuves, des délinquants peuvent se retrouver en liberté. Cela peut être un danger pour le prévenu lui-même puisque ce dernier risque d’être condamné sans qu’il y ait de charges probantes en raison de la précipitation. Lorsque je dis que je suis contre la correctionnalisation, ce n’est pas par souci pour plus de répression, mais par souci de justice qui, elle, nécessite du temps. Il faut donner du temps aux dossiers lourds et la qualification délictuelle avec la pression de la société et de tout l’environnement qui l’entourent ne permettent pas cette sérénité nécessaire au traitement convenable de ce genre de dossiers.
- Selon vous, sommes-nous devant une omission ou d’une volonté délibérée de faire de ce texte une loi sans effet ?
- Je pense qu’il s’agit plutôt d’une omission. Nos lois sont très mal rédigées. Il n’y a pas de cohérence et de concordance dans nos textes. Une simple lecture de la version arabe et de celle en langue française suffit pour relever de graves anomalies, notamment de terminologie mais aussi d’omission. Par exemple, dans l’article 29, vous trouvez l’usage illicite des biens dans la version arabe, mais pas en français. L’article 35 stipule dans sa version française « que tout agent qui prend, reçoit ou conserve des intérêts » alors qu’en arabe, on ne retrouve pas la notion de conservation. L’article 31 qui fait état de cas de soustraction des droits et taxes par les agents publics, cite dans sa version française les taxes, alors que celles-ci ne sont pas mentionnées dans le texte en langue arabe. Plus grave, l’agent public est désigné comme fonctionnaire alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. En fait, ceux qui ont élaboré ce texte ont copié la convention internationale de lutte contre la corruption presque intégralement avec une terminologie moyen-orientale au lieu de l’algérianiser pour la rendre plus conforme à notre environnement et notre culture. Lors des débats au niveau du Parlement, même les députés n’ont pas relevé ces incohérences qui, faut-il le préciser, peuvent changer le cours d’une affaire en cas de mauvaise interprétation par l’une au l’autre partie au procès.
- Pensez-vous que l’ancien texte était plus adéquat pour lutter contre la corruption ?
- L’ancienne loi méritait d’être revue. Cela a été fait dans un premier temps avec la suppression de la peine capitale pour les crimes économiques. Je pense que nous aurions pu aller vers un deuxième pas, en supprimant la peine perpétuelle et garder des sanctions criminelles comprises entre 10 et 20 ans, selon les montants détournés.
- Etes-vous pour le retour à une hiérarchisation des peines selon les montants, comme cela était le cas auparavant ?
- Je suis plutôt pour fixer un montant symbole qui fait la différence entre le crime et le délit. Par exemple, mettre un seuil de 10 millions de dinars, au-dessous duquel l’acte est qualifié de délit et sera puni par des peines légères. Si le montant est égal ou supérieur à ce seuil, il sera prévu des peines sévères allant de 10 à 20 ans. Il est vrai que le texte prévoit des peines complémentaires, comme la confiscation par exemple, mais cela n’est pas nouveau. Elles existaient dans le code pénal. Il n’y a que la restitution des biens mal acquis qui constitue une nouvelle disposition. Il aurait peut-être fallu juste revoir ce code et combler ses failles. Nous n’avions pas besoin d’une loi spécifique et le débat n’est pas d’ordre juridique mais plutôt d’opportunité.
- Certains magistrats affirment qu’auparavant ils avaient les mains ligotées par cette disposition pénale qui faisait de la plainte préalable des organes sociaux, une obligation quand il s’agit de détournement au sein d’une institution publique. Etes-vous d’accord avec eux ?
- La plainte préalable n’existait pas en matière de corruption. Elle a été introduite pour le détournement, mais uniquement lorsqu’il s’agit d’entreprise publique. En fait, l’article 119 du code de procédure pénale, puisqu’il s’agit de lui, était mal rédigé et prêtait à confusion. Ce qui a suscité un débat sur la nécessité ou non d’une plainte pour ouvrir une enquête. Mais il fallait juste modifier la loi. Nous ne sommes pas devant le Coran, et même si c’était le cas, il y a « Al ijtihad » (la jurisprudence).
- Cela revient à dire qu’une telle loi n’aide pas à avancer en matière de lutte contre la corruption ?
- Nous n’avons pas avancé dans ce domaine. Je pense qu’avec une correctionnalisation sans mesures d’accompagnement nous avons régressé. Le seul domaine où nous avons avancé est celui de la formation des magistrats. Je pense qu’il faut souligner l’effort consenti pour former les magistrats des tribunaux, surtout dans la lutte contre la criminalité économique.
- Même s’il est bien formé, pensez-vous qu’un juge peut évoluer dans un environnement qui encourage ou incite à la corruption ?
- Pas du tout. Le juge est le dernier maillon de la chaîne. Il est là pour distribuer des peines. Le mécanisme prévu par la loi sur la corruption et qui peut justifier ce texte spécial fait état de l’institution d’un organe national de prévention contre ce fléau, mais à ce jour il n’a même pas été mis en place. De plus, j’ai des doutes quant à son efficacité et je suis persuadé qu’il ne fera pas avancer les choses. La corruption est un problème de gouvernance et d’environnement. Ce n’est pas en multipliant les organes de lutte que nous allons combattre le fléau. Il faut tarir la source et là je reviens à la moralisation de la vie publique, la bonne gouvernance, la démocratie, etc. Aussi, il faut doter les services de police judiciaire de moyens pour les aider à mener leurs missions, dont celle de lutter contre la corruption.
- Mais lorsque ces mêmes services sont éclaboussés par des affaires de corruption, peuvent-ils réellement assumer leur mission ?
- C’est vrai, c’est un environnement général et lorsque ces services sont éclaboussés par ce genre d’affaires, dans ce cas-là, il n’y a rien à faire. Les plus parfaites des lois ne peuvent venir à bout de la corruption s’il y a une mauvaise gouvernance ou un environnement malsain. Dans un environnement idéal, où les magistrats appliquent correctement la loi, où les services de la police judiciaire mènent de bonnes investigations, même si la loi est mauvaise elle donnera des résultats.
- Que faut-il faire alors ? Une volonté politique claire de lutte contre la corruption ou plutôt de nouveaux textes plus répressifs ?
- Le problème de fond est celui de la bonne gouvernance et de la démocratie. Remarquez le classement des pays où sévit la corruption. Les plus corrompus sont ceux où la démocratie est absente et où la mauvaise gouvernance est maîtresse. Les mieux classés sont connus pour leurs régimes transparents et démocratiques.

Par Salima Tlemçani

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