samedi 31 octobre 2009

L’anniversaire

De prime abord, l’entreprise se présente comme une entité monolithique, où un certain nombre de gens sont réunis, chacun pour sa spécialité, pour activer dans le sens que lui auront donné des gens parachutés d’en haut. Ces gens-là ne restent pas généralement en place bien longtemps: c’est selon la stabilité politique du moment, contrairement aux travailleurs de base qui, eux, restent là jusqu’à la retraite ou jusqu’au moment où la Faucheuse les enlève à l’affection des leurs.

Mais en se rapprochant un peu plus, à hauteur d’homme, on peut bien voir que cet ensemble, harmonieux d’apparence, n’émet que des grincements à qui sait lire entre les notes: tout est réglé pour entretenir des conflits d’intérêt interminables qui sont ici atténués par des affinités politiques ou attisés là par des différences régionales. Ne parlons pas du corporatisme: les chauffeurs, les agents d’entretien (dont le nombre diminue depuis que l’entreprise fait appel à une société privée pour faire reluire les couloirs et les bureaux), les secrétaires, les techniciens, les cadres, petits ou moyens...

Tout ce beau monde s’affronte tout au long de l’année pour des raisons qui paraissent excellentes au moment et qui deviennent futiles par la suite, quand le temps aura fait son oeuvre. Et justement, c’est le facteur temps qui a été pris en compte pour rassembler ce groupe hétéroclite, informe et changeant...

Cela a été dur au début: le responsable syndical qui avait pris l’initiative de donner une âme et des traditions était un vieux loup qui connaissait bien la nature humaine: treize années après l’Indépendance, il profita de son passage à la tête d’une section syndicale élue après un bras de fer homérique avec le parti unique, il commença par faire apposer une plaque commémorative à la mémoire des travailleurs de l’entreprise morts au maquis ou durant des missions périlleuses.

Cette heureuse initiative eut pour effet de réduire les fossés entre les responsables et les travailleurs et entre les générations appelées à se succéder. Car depuis cette année mémorable (1976, à l’occasion d’une crise aiguë entre une direction méprisante et un syndicat téméraire mais sûr de son bon droit), chaque année, à la même date, une cérémonie organisée, rassemblant outre les employés toujours en activité, les retraités qui viennent, poussés par la nostalgie à respirer une fois de plus l’air qu’ils avaient eu du plaisir à fuir.

Ainsi est la nature humaine: loin des yeux, près du coeur! Il faut dire qu’une fois toutes les ambitions remisées dans cette fosse commune qu’on appelle l’oubli, les rivalités, les rancunes, les rancoeurs ont disparu. Et devant la stèle fleurie, c’est pendant une bonne heure, un brouhaha joyeux emplit l’esplanade ordinairement vide, balayée par les vents ou brûlée par le soleil.

Des interjections sans fin, des «ah!» de surprise, des «oh!» d’admiration ponctuée par des accolades, des tapes sur le dos, des embrassades chaleureuses. On se croirait à un congrès d’anciens combattants où les «poilus», oublieux des misères des tranchées, se plaisent à célébrer les rares embellies des calmes précaires.

Certes, les usages ont quelque peu vieilli, le poil est plus blanc, les rides plus prononcées, mais les sourires sont plus lumineux. Et au milieu des survivants d’une époque qualifiée d’héroïque par certains ou de «belle» par d’autres, mille anecdotes plus amusantes les unes que les autres sur des personnages hauts en couleur: c’est alors que surgissent du passé les visages des grands absents, ceux qui sont partis, chacun à sa manière, vers un destin commun à tous les hommes. C’est à ce moment que la «Fatiha» prend tout son sens.

La cérémonie peut alors continuer dans le présent par des distributions de cadeaux aux nouveaux retraités et des trophées aux jeunes sportifs.

Selim M’SILI

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire