lundi 7 septembre 2009

Comment débusquer un faux jeûneur ?

En dépit des statistiques et des études qui disent le contraire, on persiste à nous dire que le Ramadan, c'est le mois du travail. Laissons de côté pour l'instant la piété qui est aussi visible que le nez de Cyrano au milieu de sa figure. Il est admis, une fois pour toutes, que le peuple algérien est pieux, surtout aux alentours de la cinquantaine. Mais le travail ? Il est constaté et prouvé, dans nos zones de piété alanguie, que le travail n'est pas l'invité d'honneur du Ramadan. Il serait même un hôte encombrant au vu des performances de notre outil de production.

Des échafaudages somnolents, des passants comme en surdose d'émollients, et des Chinois, çà et là, qui vous cassent le rythme. Ils travaillent, ces Chinois, malgré un environnement qui incite au contraire. Ils travaillent tellement que les cigales en sont réduites au silence. Ils ont pris la mesure du milieu dans lequel ils vivent, les Chinois, c'est pour ça qu'ils auraient demandé à vivre entre eux, à avoir leur propre «Chinatown». Ainsi, ils ne seraient pas obligés de se frotter constamment, et de façon rugueuse parfois, aux autochtones. Tant pis pour ceux qui parient sur variété régénérée d'Algériens aux yeux bridés !

C'en serait fini aussi du rêve d'islamiser les Chinois, d'avoir en quelque sorte nous Ouïgours à portée de main, ou de tir selon les distances. Car nous sommes bien placés pour le savoir : on n'est jamais aussi bien qu'entre musulmans, lorsqu'il s'agit de s'envoyer mutuellement au paradis. Tant pis pour les rédacteurs d'entrefilets annonçant triomphalement qu'un de nos résidents temporaires a rejoint la vraie religion ! Les rédacteurs, voilà encore des victimes collatérales du Ramadan ! Si vous n'avez jamais vu une salle de rédaction durant cette période, allez-y, ne seraitce que par solidarité.

L'angoisse de la feuille blanche est décuplée lorsqu'on a l'estomac trop vide ou pas assez plein. Je m'explique : dans un journal, il y a ceux qui jeûnent réellement, des vétérans, en quelque sorte, et il y a ceux qui font semblant. Pour les seconds, les affres de la faim et de la soif sont pires, parce qu'ils n'ont rien avalé depuis le petit déjeuner du matin. Impossible de placer un mot devant l'autre, tant les idées s'égaillent, comme des enzymes gloutonnes en quête de pitance.

Dans un journal, à l'heure des déjeuners manqués depuis longtemps, le vrai jeûneur, le solide croyant est occupé à maintenir collées les parois de son estomac, tout en tapant sans désemparer sur son clavier. En face de lui, son collègue le faux jeûneur doit gérer le modus vivendi entre un estomac voué à la portion congrue et une tête qui déchante. C'est d'ailleurs nous, Algériens pétillants en toute saison, qui avons inventé cet adage : «Lorsque le ventre est plein, la tête chante.» Vous comprenez maintenant pourquoi la télévision nous offre systématiquement des chansons après chaque rupture du jeûne. Il y a d'ailleurs une façon radicale de démasquer votre voisin faux jeûneur. Il suffit de tendre l'oreille et d'attendre : à un moment ou à un autre, vous l'entendrez alors chantonner «Mata Nastarihou» en sourdine.

C'est l'occasion que vous attendiez pour faire votre B.A. de la journée, il ne vous reste plus qu'à téléphoner à la police. Cependant, n'essayez pas de faire la même chose si vous êtes dans une salle de rédaction. Même si c'est un faux jeûneur, même si son estomac se refuse à gargouiller par dignité, le journaliste ne chantera pas, parce qu'il n'a pas le cœur à ça et qu'il doit dissimuler. De nos jours, la dissimulation (en Islam «takia») est mère de sûreté : avouer qu'on ne fait pas la prière, c'est déjà s'exposer à la vindicte publique. Reconnaître qu'on a rompu le jeûne en plein jour, c'est poser la tête sur le billot.

Aujourd'hui, et particulièrement en cette période, ditesvous bien que chaque coreligionnaire est un inquisiteur en puissance. Plutôt que de défier ou d'affronter la société, agissez selon ses lois non écrites : faîtes semblant comme tout le monde ! Il y a sans doute une autre manière, moins insidieuse et plus morale, de discerner, dans un journal, le vrai jeûneur du faux, c'est de lire les articles publiés. Ce n'est pas toujours très facile, croyezmoi, puisque j'ai tenté personnellement l'exercice. J'ai pris, un numéro récent du quotidien national Ennahar-Aldjadid. En page deux, à la rubrique «Vu et entendu», je lis le titre suivant : «Warda Al-Djazaïria radote !». Ce qui n'est pas très élogieux pour notre diva nationale.

C'est Melhem Barakat, le compositeur libanais, qui a affirmé sur les antennes de la télévision libanaise, LBC, que Warda était en train de radoter après avoir atteint un âge certain. Le rédacteur, ou la rédactrice, de l'article nous précise que Melhem Barakat aurait fait ce commentaire désobligeant en réaction aux propos de Warda sur Abdelhalim Hafez. Sur la même antenne, quelques jours auparavant, la chanteuse algérienne avait déclaré que Hafez était «narcissique». Même émission, même compositeur, mêmes déclarations rapportées dans le même numéro du journal, mais en dernière page cette fois-ci, et avec une signature féminine. Melhem Barakat affirme qu'il n'arrive pas à croire que Warda Al-Djazaïria ait pu lui demander de composer pour elle. «Warda est la grande dame et l'un des derniers monuments de la chanson arabe et tout ce qu'elle dit est acceptable», a-t-il dit. Et il ajoute qu'il serait heureux et fier de travailler avec Warda qu'il considère comme une immense artiste.

Alors, qui de Melhem Barakat et de Ouarda radote et qui est plus ou moins terrassé par le Ramadan dans ce journal ? Dans le cas d'un quotidien aussi pieux, je ne m'aventurerais pas à essayer de débusquer un faux jeûneur. Je pourrais juste, au vu des deux informations apparemment contradictoires, que nous sommes en face de deux visions : l'une pessimiste et l'autre optimiste. Compte-tenu de tout ce qui a été dit ici sur les vrais et faux jeûneurs dans la presse, je vous invite à faire votre choix. En vous rappelant que l'optimisme et le pessimisme ne sont pas forcément antinomiques, surtout au mois de Ramadan.

C'est encore de piété qu'il s'agit chez le quotidien, rival en la matière, Echourouk qui rebondit sur les dernières données concernant l'Islam de France. Revenant sur le sondage opéré par l'IFOP auprès de la communauté musulmane, le quotidien nous apprend que les musulmans sont plus assidus à la mosquée que les chrétiens à l'église. Il nous annonce également que 55% des musulmans «engagés»(pratiquants) consomment de la viande hallal». 60 % d'entre eux refusent le système bancaire actuel, «basé sur l'usure». Plus intéressant encore, d'après le sondage, 98% des musulmans «engagés» respectent les obligations du Ramadan.

Tandis que 72 % des personnes interrogées, et «non engagées» disent observer le jeûne. Bref, tout est dans la façon de le dire ou de ne pas le dire. Même en France où le zèle religieux relève parfois de la provocation, les citoyens musulmans ne se sentent pas assez en sécurité pour renoncer à la dissimulation. Ce qui m'amène à vous faire part de cette statistique personnelle, établie au deuxième jour du mois sacré : dans le vol Alger- Paris, de fin de journée, au moins soixante-dix pour cent des voyageurs ont consommé le plateau repas. Ceci, sans attendre l'heure du «f'tour», comme on dit. Je parie que ce sont ces soixantedix pour cent que l'IFOP a interrogés sur le jeûne à leur descente d'avion.

Par Ahmed HALLI

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