Meriem El Aggouna a drogué les joueurs de l’équipe des tangos. Nous les balayons et prenons la fuite. Après un déjeuner royal à Khahra Kuinming, nous débarquons à Taihzou en fin de journée…
Nous arrivâmes à Taihzou (ex-Tizi-Ouzou) au crépuscule. La ville était méconnaissable. J’y avais effectué plusieurs reportages dans le passé et je connaissais très bien certains quartiers, notamment le centre-ville. Je descendais souvent au Lalla Khadidja, devenu Lalla Lotus bleu. Mais, en débarquant dans cette mégalopole vivant à cent à l’heure, dans une débauche de lumières et de couleurs impressionnante, sur fond de coups de klaxons agaçants et de chahuts de gamins faisant exploser des pétards et autres explosifs, j’avais l’impression de visiter l’une de ces villes chinoises animées que j’ai vues dans les années 1970. Il faut dire que je n’en gardais pas le meilleurs souvenir. J’adorais l’ancienne Kabylie et son charme pittoresque. Maintenant, toutes les bourgades avaient enflé démesurément. Le wali de Draâ La Balance avait convoqué les cadres du département pour plancher sur la maîtrise de l’urbanisme et un rigolo, du nom de Chou le Canari, avait suggéré de supprimer la wilaya de Draâ La Balance et de l’accoler à celle de Oued Amizour.
Une élue d’Azzefoun-Quiangjyang, la bien nommée Shula Tafounest, s’était élevée contre cette proposition. Elle la qualifia de «tentative diabolique visant à créer une seule entité administrative dans la région, porte ouverte à toutes les aventures séparatistes, chaudement appuyées par la main de l’étranger». Les Chinois s’en fichaient. L’administration algérienne pouvait faire ce qu’elle voulait, un éventuel changement du découpage administratif ne leur faisait ni chaud ni froid. Pour leurs paperasses, le gouvernement de Belkadouyahi avait créé des bureaux spéciaux qui s’occupaient de la communauté chinoise et où régnaient calme et propreté. Un chef de daïra des environs fit remarquer à l’assemblée que ça n’avait rien à voir avec le désordre et la pagaille des bureaux de l’ancienne Algérie.
Les Chinois étaient certes disciplinés, mais il ne fallait pas les provoquer. Ainsi, lorsque les tangos descendirent de leur montagne pour en faucher une douzaine, dans un attentat qui fut occulté par toutes les chaînes de télévision locales, les représentants de la communauté montèrent au créneau. Une réunion spéciale fut organisée et une motion votée. Elle demandait au gouvernement de Ouyahibelkha de distribuer des armes aux habitants des villages pour qu’ils puissent se défendre contre les attaques des tangos, devenues fréquentes ces derniers jours. Face au silence du gouvernement, les forces armées chinoises firent parachuter fusils et munitions au lieu dit Cap Sigli.
Dans les villes et les villages, des groupes d’autodéfense furent rapidement créés. Un communiqué du patron de la communauté chinoise, un certain Mao Jamé Yabdik, dévoila un véritable plan de campagne. Outre les mesures purement défensives, ce plan s’appuyait sur une large sensibilisation pour faire reculer l’intégrisme, source de toutes les dérives armées. La culture revenait en grande pompe. Des salles de cinéma furent édifiées à Taihzou, mais aussi dans toutes les agglomérations de la province.
Des théâtres, des salles de concerts, de grandes bibliothèques, des centres scientifiques et de loisirs, des écoles d’art et de culture furent construits partout. Les chaînes de TV et radio locales avaient pour mission d’élever le sens civique des citoyens, de les familiariser avec les choses de l’esprit, d’aiguiser leur curiosité littéraire et scientifique, de les pousser à fréquenter les ciné-clubs et les forums artistiques. L’objectif visé par cette campagne était pour Mao Jamé Yabdik de constituer un bloc uni de citoyens modernes capables de mener à bien les tâches d’édification et de solidarité sociale et aspirant à vivre dans la sérénité et l’épanouissement. La société chinoise progressa rapidement car là où vous jetez les graines de la modernité et du civisme, pousseront rapidement les plants de la liberté et du progrès. Il fallait toujours privilégier l’esprit cartésien, opter pour la logique et le raisonnement sain et ne jamais s’embarrasser d’interprétations métaphysiques.
La question de la religion fut rapidement réglée : on construisit beaucoup de lieux du culte mais on ne tolérait pas les édifices anarchiques où, jadis, les tangos recrutaient leur chair à canon. Les zaouias furent encadrées et il leur fut interdit de mener des actions à caractère politique. Le gouvernement de Ouahybelkha ne fut pas inquiet outre mesure. Après tout, c’étaient des Chinois. Tant qu’ils ne demandaient pas d’élections libres, tant qu’ils ne posaient pas le problème de leur représentativité, il n’y a avait aucun danger. Et puis, les services secrets de le CRC (Centrale des recherches en chinoiseries) contrôlaient très bien la situation. Ils avaient partout leurs hommes de main. Puissants entrepreneurs, patrons de fumeries d’opium, chefs de réseaux maffieux contrôlant l’alcool, la drogue et la prostitution, ces riches truands menaient une guerre sans merci contre toute tentative de libéralisation de la société chinoise et de son véritable émancipation politique. A l’instar de M. Large Etouil, patron du bouge bougiotte où j’avais débarqué après l’épisode du détournement d’avion, ils avaient leurs véritables armées parallèles et agissaient en marge de la loi. Vous devez vous souvenir de nos aventures malheureuses dans la cave du «Maître des monts Kunlun»…
Nous arrivâmes donc à Taizhou au crépuscule. La ville était encadrée par les groupes d’autodéfense. Nous fûmes tout de suite remarqués. Une patrouille nous intercepta au niveau du rond-point central faisant face à la maison de la culture. Le chef se présenta à nous, muni d’un ordre de mission rouge :
- Je suis le chef responsable Chang Revolver ! Qui est ce barbu qui est avec vous ?
Bonjour les dégâts ! Le buveur de Jack Daniel’s avait recommandé à l’émir d’enlever sa barbe. En vain. Nous étions cuits. On allait nous envoyer chez la gendarmerie qui nous remettra sans doute aux services du CRC. Je sortis mes papiers :
- Je suis journaliste au Midi de Sidi Cagliari. Je suis de nationalité sardèle et j’effectue une mission en bonne en due forme.
- Et qui est cette dame ? Sa tête me dit quelque chose…
- C’est ma sœur. C’est Kheira. Elle est malade. Nous l’emmenons à l’hôpital.
- Ah oui ! Vous êtes un groupe bizarre. Un Français, un journaliste sardèle, un émir et une sœur…
- Ce n’est pas une sœur. C’est «ma» sœur…
- Et qu’est-ce qu’elle a au juste
La réponse du pied-noir fut fulgurante : «Elle a la grippe porcine. Et je crois que nous sommes contaminés.» Le chef responsable machin n’était plus là pour écouter la suite. Vite, à nos jambes ! Direction : la gare. Le train de nuit pour Alger-Peking démarrait dans une heure…
A suivre
Par Maâmar FARAH
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