samedi 24 octobre 2009

Hymne à une chanson

Dans la fabrication de tout produit, il y a un secret. Un secret de recette qui relève de l’alchimie ou simplement un mystère qui demeure longtemps inexplicable quand le produit relève du domaine de l’art. Il y a des oeuvres artistiques qui touchent ainsi un public très large et cela pendant de longues années, surmontant les modes et triomphant de l’usure du temps. Ce succès est si frappant que des poètes ou des spécialistes ont tenté d’expliquer le phénomène, chacun à sa manière.

Le poète invoquera les muses qui ont présidé à la naissance de l’oeuvre artistique et les professeurs tenteront d’analyser. La chanson, qui a été longtemps considérée (à tort) comme un art mineur bien qu’elle s’adresse au tréfonds de l’âme humaine, ne fait pas exception. La chanson est composée de deux vecteurs: la musique qui est un art universel qui se rit des frontières et le texte poétique qui localise l’oeuvre dans un espace culturel donné.

En général, la chanson (comme l’a expliqué avec une très grande sensibilité Henri Salvador dans une de ses douces mélodies) naît dans l’esprit d’un artiste tourmenté pour vivre ensuite une carrière selon sa bonne ou mauvaise fortune: l’arrangeur, les interprètes et les adaptations constitueront les étapes de sa vie. Certaines auront une vie très courte: le temps d’une mode ou d’une génération tandis que d’autres, fort rares traversent l’histoire. C’est le cas de la Paloma, chanson nostalgique née dans l’esprit d’un compositeur basque, Sebastian Iradier qui l’avait faite à l’occasion d’un séjour à Cuba.

Si les Haïtiens (selon Malraux) sont tous des peintres, les Cubains sont chanteurs et danseurs pas excellence et ce n’est pas un hasard si le terreau de l’île de la Liberté avait favorisé la naissance de cette perle.

Elle sortit de l’écrin d’une âme tourmentée par un amour fugitif rencontré par hasard et exprime l’intensité du déchirement provoqué par la séparation de deux amoureux. Cette chanson quitta momentanément Cuba pour prendre le chemin inverse des révolutionnaires castristes; elle débarqua aux Mexique lors de la guerre d’intervention quand Napoléon III tenta d’imposer Maximilien comme empereur du Mexique. L’engouement de celui-ci pour cette chanson vaudra à la Paloma, la naissance d’une véritable légende et l’adaptation en de couplets pamphlétaires contre l’empereur.

Les patriotes et révolutionnaires mexicains vont vite adopter l’air nostalgique pour le transformer en rythme revendicatif: l’interprète contemporaine Eugemo Léon, chanteuse engagée, va dénoncer le bourrage des urnes (fréquent au Mexique) ou les tourments de ce pays qui n’arrive pas à vivre une pleine démocratie bien que voisin des USA (on peut remarquer que les artistes engagés, comme Matoub Lounès, savent retourner contre leurs adversaires politiques leurs propres armes).

La chanson sera adaptée dans tous les pays du monde et connaîtra mille versions, fera naître mille anecdotes fructueuses. Elle sera plus représentative de la richesse culturelle de l’humanité que l’ONU. En Allemagne, elle exprimera l’attachement d’un marin à la mer, et provoquera la colère de Goebbels car l’adaptation finira par la phrase: «Toute histoire a une fin.»

Or, les nazis prévoyaient un Reich qui devait durer 1000 ans, mais ce documentaire ne serait pas digne d’Arte si on n’y glissait pas une petite anecdote sur les camps de concentration: la Paloma était jouée par un orchestre de jeunes juifs déportés pour accompagner ceux qui étaient conduits à la chambre à gaz... Enfin! en Roumanie, elle accompagnera les enterrements et fera couler beaucoup de larmes.

A Zanzibar, elle sera utilisée (en swahili dans le texte) comme la chanson de clôture des soirées de noces et accompagnera les époux vers le lit nuptial et les invités vers la sortie (c’est un peu le «beqa oua aâla khir» de nos chanteurs chaabis), l’artiste local (un profil d’une statue de l’île de Pâques) deviendra, grâce à elle, une célébrité. La chanson connaîtra tant d’adaptations et de versions (Elvis Presley, Mireille Mathieu) que des collectionneurs s’échinent à réunir tous les enregistrements. Enfin, elle émeut toujours les âmes sensibles. «J’étais une bonne chanson», aurait conclu Henri Salvador.

Selim M’SILI

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