mardi 20 octobre 2009

Le respect des «biens communs»

La Banque centrale de Suède a attribué, ce lundi 12 octobre, le prix d'économie 2009 «en mémoire d'Alfred Nobel» à Elinor Ostrom. C’est la première fois que le prix Nobel d’économie est attribué à une femme, Elinor Ostrom (en compagnie de Oliver Williamson, les deux chercheurs ayant mené leurs travaux indépendamment l'un de l'autre). Le véritable trait commun entre les deux économistes est d'avoir travaillé au-delà du marché. Elinor Ostrom a «donné des preuves des règles et des mécanismes d'application qui gouvernent l'exploitation de gisements de biens publics par des associations d'utilisateurs».

Oliver Williamson, lui, «a proposé une théorie pour clarifier pourquoi certaines transactions ont lieu au sein des entreprises et non sur les marchés». L’histoire retiendra certainement davantage le nom d’Elinor Ostrom, cette femme de 76 ans qui, — elle, tient la chaire Arthur F. Bentley de sciences politiques à Indiana University, à Bloomington —, a consacré ses travaux à la gestion de la propriété collective, qu'il s'agisse de forêts, pêcheries ou de pâturages, et aux arrangements qui ont permis de gérer les différents établissements communautaires. Ostrom montre que des organisations de pêcheurs ou de forestiers sont capables d'exploiter les ressources d'une région en poissons ou en arbres sans les piller, en assurant leur renouvellement, souvent plus sûrement qu'une activité purement privée ou une régulation publique.

Elle a «remis en cause l'idée classique selon laquelle la propriété commune est mal gérée et doit être prise en main par les autorités publiques ou le marché», salue le comité, qui sacre pour la première fois une femme depuis sa première attribution en 1969. En se fondant sur de nombreuses études sur la gestion par des groupes d'usagers des ressources de la mer, des plaines, des forêts ou des lacs, la lauréate américaine a montré que leur organisation était souvent meilleure que ne le croit la théorie économique d’essence libérale, souligne le comité Nobel. Selon ce dernier, Elinor Ostrom «a démontré comment les co-propriétés peuvent être efficacement gérées par des associations d'usagers», tandis que Oliver Williamson, de l'Université californienne de Berkeley, «a montré que les marchés et les organisations hiérarchiques, à l'image des entreprises, ont des structures de gouvernance alternatives qui diffèrent dans leur façon de résoudre les conflits d'intérêt ».

«Au cours des trois dernières décennies, ces contributions séminales ont fait passer la recherche sur la gouvernance économique de la marge au premier plan de l'attention scientifique», a estimé le comité. «Ils veulent comprendre des organisations qui ne sont pas des marchés [...] et ils montrent comment ces institutions résolvent les conflits», a salué de son côté Tore Ellingsen, membre du comité Nobel, lors de l'annonce du prix à la presse. Le jury suédois a donc récompensé des chercheurs qui se préoccupent de gouvernance, à la marge de la science économique traditionnelle.

De l’avis de Paul Krugman, le récipiendaire de l'an passé, cette consécration annonce le retour de l'économie institutionnelle, avec un intérêt intellectuel accru pour les interactions entre les acteurs, en comparaison à celles des marchés. Chose rare, une nonéconomiste obtient ce Nobel (elle n’est toutefois pas la première). Elinor Ostrom n'est pas une économiste, sa spécialité est la science politique. D’autres, notamment les psychologues, l’ont précédée dans cette distinction pour consacrer la part d’irrationalité qui préside à la décision économique. Dans l’ensemble, ils ont tempéré la «rationalité économique » qui prévaut dans les constructions mathématiques à la mode au cours de la décennie précédente. Autrement dit, le marché, dont le jury de Stockholm a longtemps eu la réputation d'être un fervent partisan, n'explique pas tout.

Il ne suffit pour le moins pas. Les jurés ont, par ailleurs, sans doute voulu éclairer l’événement historique de l’année : la conférence de Copenhague sur le climat. La «théorie des biens communs» entre ainsi de plain-pied dans le Panthéon des idées. Les érudits disent «les Communs», pour évoquer cette forme spécifique de propriété et de gouvernance qui place les décisions collectives des «communautés » au centre du jeu socio-économique. Les biens communs ne se gèrent pas sous le modèle du marché ni de la hiérarchie, mais d’une troisième forme de socialisation : la réciprocité. On donne à la communauté parce qu’on en attend qu’elle vous donne.

On l’attend de quoi ? De la coutume plus que de la coercition. La notion généreuse de redistribution qui organise la gouvernance des biens communs repose sur la force du consentement, de la réputation, de la «grandeur » (les émigrés finançaient les constructions de mosquées de leurs villages sur leurs deniers, y compris lorsqu’ils étaient tirés d’activités pas très hallal). L’origine du mot tient au latin munus (au double sens cumulé de charge et de don), qui a donné : commun, communauté, communisme, municipalité, etc. Désormais, il y a un avant et un après-Ostrom. L’avant-Ostrom est entièrement dominé par le socio-biologiste Garrett Hardin, rendu célèbre par un article d’histoire économique publié en 1968, The Tragedy of the Commons ( La tragédie des communs), dans lequel il explique que, faute de droits d’accès, limitant la jouissance des champs de pâturage, les «communaux » auraient été surexploités. Hardin soutenait que l'usage abusif de pâturages communs par des bergers, résolus à y nourrir le plus grand nombre d'animaux chacun de son côté, avait pour conséquence de réduire la quantité d'herbe disponible.

L’image utilisée est celle du «passager clandestin », qui profite d'un bien commun sans avoir, en contrepartie écrite, à s'acquitter de devoirs envers la communauté. Idéologiquement ancré à droite, le modèle de Hardin aboutissait à la conclusion que «le libre usage des communs conduit à la ruine de tous.» A l’image des biens «beyliks» et des préjugés «communautaristes » qui les ont longtemps entachés chez nous. Une lointaine parenté peut être établie entre l’allergie de Hardin pour les biens communs et le scepticisme affiché du Fonds monétaire international à l’endroit des ressources naturelles échappant au contrôle privé. Il reconnaît depuis deux années environ l’existence d’un «bien public» pour contester la propriété des fonds souverains existants sur certaines ressources naturelles, notamment énergétiques — le «bien public» dénotant la volonté de soustraire la gestion du produit des ressources naturelles à la souveraineté des Etats incriminés.

Elle indique, même en filigrane, que nos pays ne seraient pas dignes de disposer de tels trésors parce qu’ils ne résultent naturellement pas, autre connotation induite, du fruit de la libre entreprise ou de l’accumulation productive. Les grands arbitrages sollicités ici tiennent à une méfiance mutuelle entre les grands pays bénéficiaires inquiets de l’impact que peuvent avoir les fonds souverains — par leur taille et leurs stratégies d’investissement —, et les pays pauvres d’origine, qui craignent un renforcement des tendances protectionnistes ou, carrément, l’accaparement de leurs richesses par différents stratagèmes.

Elinor Ostrom fit œuvre programmatique, au sens socio-anthropologique, en sollicitant la coutume et l’usage pour entourer les «biens communs» de règles qui les entretiennent et les reproduisent, non sans difficultés. Ce faisant, elle accompagne et entretient une théorie qui s’impose depuis la fin des années 1990, période qui correspond au tournant de l’économie numérique dans laquelle Internet s’impose comme le principal commun, partagé par tous les usagers, et auprès duquel chaque usager a des droits (libre accès au savoir, neutralité d'Internet, production coopérative, à l'image de Wikipedia,...) comme des devoirs. Ces communs de la connaissance ont donné lieu à l'émergence de nombreux mouvements sociaux du numérique, à des pratiques communautaires dépassant les cercles restreints pour peser sur toute l'organisation de la société en limitant l'emprise du marché et des monopoles dominants sur cette nouvelle construction collective du savoir.

Par Ammar Belhimer

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