mardi 20 octobre 2009

Histoire(s) d’oignon

Je dois cette métaphore à un chercheur japonais qui s’est intéressé aux questions des identités en Europe et en particulier en France. Un regard aussi lointain sur ces problèmes si controversés avait attiré mon attention ; j’ai appris beaucoup de choses en lisant son ouvrage L’étranger, l’identité, et surtout j’ai été agréablement déconcerté par son regard et sa méthode d’approche. Mais pendant que je lisais son analyse à des fins d’enseignement, je notais à travers ma lecture quotidienne de la presse algérienne, une « nième » inflammation des controverses autour des questions du type « conflits ethniques », « ibadites et malékites », « Kabyles et Arabes », etc. Avec la remontée en surface des vieilles notions de « tribus », de « arch » et autres pseudo concepts renvoyant à la littérature coloniale. Le thème central de ce « retour des ancêtres » était celui de « l’identité ».

Les informations des journalistes étaient relayées, amplifiées par les interventions des lecteurs dans les blogs que je lisais, ou mieux ou pire, que j’entendais presque : cris, insultes, accusations de falsification de l’histoire, de trahison du groupe alternaient avec quelques rares renvois au calme, à la raison, mais le tableau d’ensemble était pour le moins houleux, proche de « l’émeute » avec des mots à la place des pierres. Voilà que ça recommence, me dis-je en mon for intérieur ; après les colères du Ramadhan, celles de la LFC suivies de près par les péripéties de la rentrée scolaire, ses tabliers et ses rythmes hebdomadaires, avec en toile de fond la litanie des affaires de corruption, des accidents de la route, des attentats terroristes, la nouvelle années civile s’annonçait… comme la précédente. avec « bruits et fureur ». Oignon ! C’est la métaphore employée par le chercheur japonais qui me servira de lanterne pour éclairer mon chemin dans le dédale confus et bruyant de cette controverse. Un légume commun, dérisoire, quoi de mieux pour prendre ses distances avec un problème si complexe et brûlant, brider la mule des émotions avec la fraîcheur des « matins calmes » de l’Asie extrême. L’oignon donc sera mon « power point ». Avec ses pelures qui s’empilent les unes sur les autres durant son existence, ce légume expose à l’œil nu son histoire : chacune d’entre elles représentant une strate de temps, soit l’équivalent d’une période pour un pays ; chaque pelure est constituée de lamelles plus fines qu’on pourrait rapporter à celles des générations. Eplucher un oignon, c’est donc relire, ou « réécrire », comme on dit aujourd’hui, son histoire. Mais attention aux pièges qui risquent de nous égarer !

Le premier est que la dernière pelure, celle qui est à sa surface, est en fait la première, celle de son « antiquité » ; à l’inverse de l’histoire d’une nation que l’archéologue découvre progressivement en allant « au fond » des choses, des fouilles donc, ici le passé recouvre le présent. Le second est que, après avoir tout épluché, il n’y a rien à trouver ; le cœur de l’oignon est vide ; un vide total qui sera à son tour comblé par une nouvelle pelure, encore mince, petite, blanche. L’oignon n’a pas « d’origine », il n’est que la somme de ses pelures, il n’est que son histoire. L’oignon, métaphore de l’identité pour les nations, y compris l’Algérie, ce n’est pas mal imaginé, même si cela peut choquer ! Choquons donc, l’humour ayant infiniment plus de valeur discursive que l’insulte et l’anathème. Chaque oignon a son identité propre formée au cours de son existence qui le distingue des autres oignons ; les uns sont petits, d’autres plus gros, ou plus allongés ; eau, soleil, humus de la terre et autres « accidents » de son histoire ont fini par lui donner une identité propre. Comme une nation qui prend forme à travers le cours du temps, avec ses changements, ses ruptures et ses continuités techniques ou symboliques, culturelles ou politiques. C’est ce qu’on appelle son histoire, celle-là millénaire et qui s’incorpore dans sa réalité présente et lui donne son identité singulière, à nulle autre pareille. Inutile de chercher dans la nuit des temps une « origine » commune ou unique pour analyser son existence actuelle, il n’y en a pas, sauf à aller au-delà du néolithique et terminer sa course dans l’anthropologie physique, celle de l’homo sapiens. Mais ce n’est déjà plus l’Algérie, plutôt un « Maghreb » ou mieux une Afrique du Nord qui s’étend de l’océan Atlantique au désert de Lybie, de la mer Méditerranée au Sahara, ce vaste ensemble que les Romains arrogants appelaient « barbare » et qui tenait au fil de sa langue, tamazight. Plus loin dans le temps, nous sommes dans le Neandertal. Mais c’est de l’Algérie actuelle qu’il s’agit ; son présent est une composition de toutes les strates qui ont fini par s’assembler dans ce qu’elle est devenue aujourd’hui : un espace délimité par des frontières, une géographie qui doit autant au travail des hommes qu’aux contraintes de la nature (désert et steppes, plaines et montagnes, oasis et ports) ; une société brassée par des cultures, des langues, des patois divers, dont l’unité est celle du multiple et non de l’un ; une éthique et une esthétique qui est une combinaison unique de la diversité de ses expériences, de ses occupation étrangères comme de ses conquêtes, de ses royaumes multiples comme de ses grands empires.

Comme le pays dans son entier, ses habitants sont aussi des compositions individualisées de cette diversité qu’ils ont incorporée en la vivant, mais aucun d’entre eux, comme aucune de ses régions, ne peut prétendre à la pureté de sa « représentation », de ses origines ou d’autres choses de ce genre. Car segment ou élément de l’ensemble, ils se nieraient eux-mêmes en niant « l’impureté » du mélange qui les constitue. Avec la recherche d’une « société pure », on n’est pas loin de « la purification », de la guerre, grande ou petite, celle des « races » ou des nations, des sectes religieuses comme des partis politiques. L’épuration, l’Algérie en a connu de toutes les formes ! Bien sûr, le mélange, lui-même construit par l’expérience historique est différent selon les individus et les groupes. Ici, tamazight est prédominant avec ses variations kabyle, Chaouia, Targui, là c’est l’Arabe, avec ses langues vernaculaires multiples ; de même pour les vêtements que l’on porte, les maisons que l’on construit, les repas que l’on cuisine, les musiques que l’on compose et que l’on écoute. Mais cette différence, loin d’être « exclusive » des autres, n’a d’autres significations que par rapport à elles ; l’identité est toujours intersubjective, car c’est dans l’autre que l’on attend confirmation de soi et elle, cette différence donc, ne fonctionne que si elle a une signification pour « l’autre », devenu pour les besoins de la cause l’étranger, « el barani ». Le processus d’identification, qui n’est que la face inversée de la différenciation, couvre toutes les échelles : d’un quartier à un autre de la même ville, d’une ville à une autre, d’une région à une autre, d’un pays à un autre, etc. Skikda par rapport à Constantine, ou Tizi Ouzou par rapport à Béjaïa, ou encore Oran par rapport à Tlemcen, mais aussi en l’observant sur une autre échelle, les Kabyles vis-à-vis des Chaouia, ces derniers face aux N’memcha, les Mozabites vis-à-vis des Ch’amba, et encore plus large les berbérophones par rapport au arabophones, ou en engageant cette fois-ci l’ensemble du pays, ce qui le différencie des autres.

Allez parler à un Syrien de la différence entre Bougie et Tizi Ouzou, ou à un Tiareti de la différence entre Belcourt et Bab El Oued, ou encore à un Américain de celle qui distingue le malouf du haouzi, ils ne comprendront pas parce que les différences que vous signalez ne sont par significatives pour lui. A chaque différence donc, son unité de comparaison, son échelle, là où elle est significative pour l’autre, situé lui aussi sur la même échelle. Quand celle-ci est petite, c’est le tout proche qui est « l’autre », un quartier contre ou plutôt face un autre, une ville contre une autre, une région, etc. Mais elle s’estompe avec la distance ; pour un Algérien, tous les Américains se ressemblent, ou , vu de loin, les Européens, ou les Africains subsahariens. Mais outre la diversité des échelles, les différences se distinguent aussi par leur nature. Linguistiques ici, elles sont religieuses là, territoriales ailleurs, etc. Les choses se compliquent quand elles s’emboitent les unes aux autres et aboutissent alors à des conflits plus ou moins violents qui éclatent sous forme symbolique, lors des matches de football par exemple, ou par des affrontements physiques et donc aussi politiques. Souvent aussi, les petites différences s’effacent au profit des grandes : le local pour le régional, celui-ci pour le national. Une des particularités de l’Algérie depuis l’indépendance est que la « grande différence », celle donc de « l’identité nationale » ne se manifeste plus que lors des épreuves « sans enjeu politique » : un match de football, un séisme ou autre catastrophe nationale, ou alors un enjeu international « hors frontières », donc comme le bombardement de Ghazza ou l’invasion de l’Irak. A réfléchir. L’oignon est ce qui réunit ensemble toute cette diversité : un Algérien se perçoit différent d’un Tunisien, mais ne percevra pas les différences d’un « Tunisois » de celles « d’un Sfaxien » perceptible uniquement par les habitants de ce pays, mais en Europe, ils seront tous les deux « perçus » comme Maghrébins, aux USA comme « Arabes ». Souvent les Etats jouent sur ses échelles plus grandes, la nation par exemple, pour apaiser ou atténuer des conflits intérieurs qui se manifestent ; c’est alors l’identité du tout qui se différencie de l’autre nation qui la menace, les Français contre les « Teutons » durant la guerre 39-45 par exemple.

Et parfois, en sens inverse, ces mêmes Etats descendent plus bas dans l’échelle pour les mêmes raisons, les juifs pour les Allemands du troisième Reich, les émigrés aujourd’hui en France et ailleurs en Europe, mais on peut aussi passer à une échelle supérieure avec la théorie sulfureuse du « clash des civilisations ». C’est ainsi par exemple que l’Etat d’Israël a fondé toute sa stratégie de conquête coloniale en se présentant comme le défenseur des intérêts et des valeurs de « l’Occident ». Les différences qui fondent les identités, diverses de par leur nature et leur échelle, constituent un fonds inépuisable et mobile de la texture d’une société et de « mobilisation /manipulation » par les Etats. Alors, comment comprendre en Algérie cette inflammation identitaire en cette période automnale ? Manipulations ? Peut-être. Mais à en lire la presse et ses échos dans les blogs, « ça marche » dans l’opinion, dans la société civile pour autant que les blogs la reflètent ! Et si ça marche, c’est qu’il y a quelque chose de plus profond qui interpelle l’opinion publique, et au-delà, la société toute entière ! Revenons alors à notre trame d’analyse : c’est à notre avis le mélange des échelles de comparaison et la nature des différences qui fondent les conflits qui sont ici à l’origine des troubles identitaires exposés par la presse et amplifiés par ses blogs. On parle de « sunnites contre ibadites » soit une coloration religieuse pour un vieux conflit de territoire entre les « Mozabites » et les « Ch’amba », mais ce faisant, on a « dénaturé » la différence en la déplaçant sur des questions religieuses quand elles étaient territoriales et historiques, et relevaient donc d’un traitement « séculier ». Mais en la dénaturant, on en a aussi changé l’échelle : de territoriale (la région du M’zab) elle devient nationale, continentale même puisqu’elle interpelle la religion musulmane dans sa totalité. On parle ensuite ou plutôt on « re-parle » d’un conflit entre « berbérophones et arabophones » et dans ce cas particulier, c’est l’échelle de comparaison qui a changé ; elle est passée à un degré supérieur mais inversement du premier cas, son approche est restée ici confinée dans les limites d’un territoire, la Kabylie, redevable d’un traitement politique donc, et disons pour aller vite, le « statut » de cette région.

Dans les deux cas, malentendus et quiproquos se succèdent : dans le premier cas, le M’zab, on passe d’une échelle moyenne, régionale donc et relevant du registre politique et social et d’une stratégie d’équilibre régionale tout à fait « gouvernable » à un conflit religieux insoluble dans le néo wahhabisme en cours. Dans le second, on descend à l’inverse dans l’échelle de comparaison, en changeant la nature de la différence légitimant la mobilisation identitaire : on passe du registre culturel au sens fort du terme, civilisationnel donc et qui intéresse tous les Algériens et pas seulement les berbérophones, encore moins les seuls Kabyles, au registre du politique et ses glissements politiciens au risque encore fois d’enclaver dans un territoire restreint ce qui relève de la société dans son ensemble. Pour conclure et revenir à ma métaphore, les conflits du M’zab, régionaux, historiques et socioéconomiques, relèvent d’une intervention politique et n’avaient pas besoin d’être renvoyés à une échelle de comparaison plus vaste, celle des conflits religieux pour être apaisés ; à l’inverse, la mobilisation identitaire de la seconde a été rétrogradée à une région : ici on est descendus d’un degré dans l’échelle, dans l’attente de son traitement par le politique quand il fallait remonter à autre degré et inclure toute la société dans sa dimension culturelle, arabophones compris. C’est une des pelures de notre oignon qui est malmenée par des dissensions séculaires et séculières du M’zab qui risquent de s’étendre au reste du corps social si l’on n’y prend pas garde, mais, c’est l’oignon tout entier qui est concerné par notre amazighité, et donc la société dans son ensemble, mais c’est sa dimension culturelle et non étroitement politique qui est alors en jeu. Car l’amazighité de l’Algérie n’est pas l’affaire d’une sous-région (l’échelle donc), d’un parti (la politique donc) ou de quelques associations locales ; la restreindre à cette échelle revient aussi à « dénaturer » sa différence en l’assignant à un territoire, à « une pelure ». Autant confier aux « natifs » de Hassi Messaoud ou de Hassi R’mel les réserves de gaz et de pétrole ! Mais ici, les choses sont plus simples et chaque Algérien se sent lié à cette « richesse nationale » qui le fait vivre.

Je ne parle malheureusement pas le Berbère et je n’en suis pas fier, mais la conscience de ce manque est moins de la responsabilité du politique au sens institutionnel du terme, même si elle relève en partie de lui, que de la société algérienne dans toutes ses composantes sociolinguistiques. Quand chaque algérien sentira ce manque et se sentira lié à cette « richesse nationale » et demandeur de son partage, alors notre pelure retrouvera la place qui est la sienne, celle, la dernière, qui recouvre l’oignon tout entier. Nous avons nationalisé en son temps notre territoire en 1962 et ses sous- sols en 1971, il faudra bien un jour le faire pour nos richesses « immatérielles », mais combien plus précieuses, notre capital linguistique.

- Note : Toshiaki Kozakaï : L’étranger, l’idendité. Petite bibliothèque Payot

Par Ali El Kenz

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