mardi 22 septembre 2009

Sale temps pour les économistes

Paul Krugman, dernier prix Nobel d’économie, vient de consacrer à la «profession d’économiste» une critique des plus acerbes dans le New York Times où il signe une chronique hebdomadaire (*). Aussi scolastique qu’elle puisse paraître, la question abordée est d’une actualité brûlante et le demeurera encore longtemps. En cela, cette contribution fera certainement date.

Les fondements philosophiques du néolibéralisme ont, dans une sorte de bérézina totale, déteint sur toutes les sphères de l’activité humaine avant la crise des subprimes. Les tenants de l’économie sociale de marché, de la régulation et des transferts sociaux désespéraient de se faire entendre, tandis que, plus à gauche, socialistes, sociaux démocrates et autres marxistes n’arrêtaient pas de digérer leur fraîche défaite historique. L’âge d’or du marginalisme et du monétarisme était associé à celui de toute la profession.

Dans l’euphorie de la victoire idéologique du néolibéralisme, «peu d'économistes ont vu venir la crise actuelle», rappelle Paul Krugman. Cet échec à prévoir est le moindre des problèmes attachés à leur champ d’activité. «Plus importante est la cécité de la profession à envisager la possibilité même de défaillances catastrophiques dans une économie de marché (…). Il n'y avait rien dans les modèles dominants qui pouvait suggérer la possibilité d'une sorte d'effondrement comparable à celui qui s'est passé l'année dernière.»

«L'effondrement intellectuel » de l'école de Chicago autorise l’auteur à qualifier ses adeptes de «produit de l'âge des ténèbres de la macroéconomie, âge pendant lequel a été omis un acquis du savoir durement acquis». Plus à droite de Milton Friedman lui-même, la discipline a même fait révérence aux délires d’Eugène Fama (père de la théorie de l’efficience des marchés) ou de John Cochrane, tous deux professeurs de finance à la Business School de l’Université de Chicago.

Krugman a bien raison de nous rafraîchir la mémoire et de rappeler que pour ces auteurs, s’il y a du chômage de masse, c’est tout simplement parce que les salaires étant plus bas, les salariés… préfèrent ne plus bosser du tout, le travail n’étant plus suffisamment rémunérateur pour compenser l’effort qu’il leur coûte. Autre variante de leurs délires : les récessions sont bénéfiques parce qu’elles permettent de purger l’économie des entreprises les moins efficaces.

Ainsi donc, après la crise, l’économie repart, plus requinquée, plus dynamique, plus saine… «Peut-on sérieusement prétendre que nous avons perdu 6,7 millions d'emplois parce que moins d'Américains veulent travailler ? Mais il était inévitable que les économistes se retrouvent piégés dans ce cul-de-sac : si vous partez de l'hypothèse que les gens sont parfaitement rationnels et les marchés sont parfaitement efficaces, il faut conclure que le chômage est volontaire et les récessions sont souhaitables.»

A la base de tous ces délires longtemps érigés en mode de gouvernance : la vision idéalisée d'une économie dans laquelle des individus rationnels interagissent dans des marchés parfaits. Emportée par une sorte d’amnésie ou d’ingratitude, «la profession», comme l’appelle Krugman, a vite oublié que la Grande dépression a réhabilité les idées de John Maynard Keynes «à la fois comme explication de ce qui s'était passé et comme solution aux dépressions à venir». Dans son chef-d'œuvre de 1936, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, il a voulu «fixer le capitalisme, et non s'y substituer ».

Il y exprime un «mépris particulier pour les marchés financiers, qu'il considère comme étant dominés par la spéculation à court terme avec peu de considération pour les fondamentaux ». Keynes avait coutume de dire à propos des marchés financiers : «Lorsque le développement du capital d'un pays devient un sous-produit des activités d'un casino, le travail est susceptible d'être mal fait.» Le mal vient donc de ce que «l'histoire de l'économie au cours des cinquante dernières années est, dans une large mesure, l'histoire d'un repli du keynésianisme et du retour au néo-classicisme ».

A partir des années 1970, le débat sur l'irrationalité des investisseurs, les bulles, la spéculation destructrice avait pratiquement disparu du discours universitaire, dominé par l’«hypothèse de marchés efficients». L’idée partagée ici est que «le prix des actions d'une entreprise, par exemple, reflète toujours exactement la valeur de l'entreprise, compte tenu des informations disponibles sur ses bénéfices, ses perspectives commerciales, etc.) «L'hypothèse de marchés efficients n’est pas simplement adossée à ses côtés élégant, pratique et lucratif. Elle a également produit un grand nombre de preuves statistiques, qui quoique très favorables, n’en restent pas moins d'une forme curieusement limitée. »

Une bonne illustration de cela est donnée par Larry Summers, aujourd'hui conseiller économique dans l'Administration Obama, qui se moque des adeptes de la finance avec une parabole sur les «économistes ketchup» : ils «ont montré que deux bouteilles d'une pinte de ketchup s’écoulent invariablement deux fois plus vite que les bouteilles de ketchup d'un litre. Et d’en conclure que le marché du ketchup est parfaitement efficace», dit Krugman. Que doivent faire les décideurs ? La macroéconomie, elle-même dans le désarroi, est encore impuissante aujourd’hui à donner des indications claires sur la façon de juguler l’effondrement de l’économie.

En 2004, Alan Greenspan, alors président de la Fed jusqu’à la fin des années Bush junior, avait rejeté avec une légèreté déconcertante toute éventualité d’une d'une bulle du logement. «Une sévère distorsion des prix est très improbable», avait-t-il assuré. L’année suivante, en réaction aux hausses de prix, son successeur Ben Bernanke soutiendra qu’ «ils (les prix) reflètent largement de solides fondements économiques». En bref, la croyance en l'efficacité des marchés financiers a aveuglé beaucoup, sinon la plupart, des économistes, incapables d’envisager l’avènement de la plus grande bulle financière de l'histoire.

Les ménages américains ont vu 13 billions de dollars de richesse s'évaporer. Plus de six millions d'emplois ont été perdus et le taux de chômage semble se diriger vers son plus haut niveau depuis 1940. Tout cela est arrivé sans le moindre signe avant-coureur parce que la profession convertie au néolibéralisme sombrait dans un intégrisme intellectuel sans précédent. En somme, l’état de la macroéconomie n’est pas bon. Krugman invite «la profession à se racheter».

Comment ? «Elle devra se résigner à une vision moins séduisante — celle d'une économie de marché qui a beaucoup de vertus, mais qui est aussi traversée de failles et de frictions». Comment ? En passant, dit-il, «de la périphérie de l'analyse économique à son centre». Retrouver le centre ou le noyau de la nouvelle économie, c’est réhabiliter Keynes dont les idées ont été, pendant les deux dernières décennies, considérées comme des «contes de fées». Tel est, de l’avis de Krugman, la voie à suivre.

Pour y parvenir, les économistes doivent se soumettre à une triple «thérapie» : - Premièrement, «ils doivent faire face à la réalité embarrassante que les marchés financiers sont très loin de la perfection, qu’ils sont soumis à des illusions extraordinaires et à la folie des foules». - Deuxièmement, «ils doivent admettre — et ce sera très dur pour les gens qui riaient et se moquaient de Keynes — que l'économie keynésienne reste le meilleur cadre que nous ayons pour donner un sens aux récessions et aux dépressions ». - Troisièmement, «ils devront faire de leur mieux pour intégrer les réalités de la finance dans la macroéconomie». Tout un programme.

Par Ammar Belhimer

(*) Paul Krugman, How Did Economists Get It So Wrong ? New York Times, 2 septembre 2009

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