mardi 13 octobre 2009

Qui a dit que le marché avait besoin de démocratie ?

On apprend souvent beaucoup plus sur soi dans le regard des autres. «La notion d'islam politique est une affaire beaucoup plus compliquée que ne le croient nombre d’observateurs et de musulmans qui cherchent à façonner le monde selon leurs valeurs religieuses, en dépit d’une réalité inflexible», souligne Charles Tripp, professeur à l’Université de Londres dans une récente étude publiée par Foreign Affairs (*).

A ses yeux, la maxime «al islam din wa-dawla» l'islam est religion et Etat) est souvent invoquée pour marquer un signe distinctif de l'Islam — l'idée étant que l'Islam est une religion avec une mission politique à sa base. Il n’y voit «rien de plus qu'un simple slogan politique » utilisé comme tout autre cri de ralliement. Pourquoi y adhère-t-on alors ? Est-ce le fait du hasard ou le résultat d’un processus quelconque qu’il convient d’identifier ? Comme on le devine, il est proposé ici de mettre en évidence l'historicité et l'environnement social, culturel et politique du fait religieux.

«Les musulmans qui y adhèrent, pas moins que ceux qui n’y adhèrent pas et encore moins les non-musulmans sont à la fois les produits et les décideurs de ce monde (…) Il convient de comprendre pourquoi les gens agissent comme ils le font au moment où ils le font : pourquoi ils répondre à certains appels à l'action et pourquoi ils pensent que leurs activités politiques sont, éthiquement et pratiquement, appropriées et dignes d’aboutir en dépit de leurs extrémismes ?»

Un défi empirique ou épistémologique qui rapproche les mobiles religieux invoqués, islamiques ou non, d’autres considérations idéologiques liées aux grandes doctrines des deux derniers siècles. Sans cet effort d’interprétation, vus d’Occident nous sommes un produit exotique peu fréquentable qui «échappe à l'analyse normale et ne peut s'expliquer que comme une extension de leur foi». Le principal travers épistémologique à cet effort est, au jour d’aujourd’hui, venu de la propension des chercheurs à construire leurs modèles «uniquement sur les descriptions des joueurs euxmêmes ».

Autant dire des seuls activistes intégristes. Pour Stripp, deux auteurs «sérieux» — parmi des milliers — permettent d'éviter cet écueil : Gilles Kepel et Ali Allawi. Les travaux de ces deux auteurs tendent à montrent, à leur manière, que tous les musulmans qui cherchent à remodeler le monde selon leurs idéaux et leurs traditions sont tôt ou tard confrontés à la nécessité banale de «plier face à une réalité souvent réfractaire à leur volonté». Dans l’ensemble, il apparaît qu’il n’est vraiment pas bon pour la communauté des croyants d’associer à tort et à travers les notions d’Islam et de pouvoir.

L'exercice du pouvoir est conditionné, dans le temps et dans l’espace et dépend de la compétence des acteurs politiques. Or, il faut dire, à notre décharge, qu’après l’humiliation coloniale, les déceptions du nationalisme et les défaites successives sur la question palestinienne, nous n’avons droit qu’au diktat de potentats assoiffés de pouvoir et de prébendes qui n’ont aucun scrupule à se draper de discours religieux.

Autre déception là aussi : l’expérience iranienne semble indiquer un passage de l’islamité à l’iranité et les derniers bastions du panislamisme paraissent circonscrits à une Arabie saoudite qui a néanmoins beaucoup perdu de sa superbe depuis qu’elle finance les pires croisades contre des populations meurtries supposées appartenir à la même sphère religieuse que la sienne.

Le monde musulman paraît obéir à une logique universelle : le repli sur le local en politique dans un monde pourtant économiquement globalisé. Contrairement aux promesses de l'Administration Bush et son cercle d'idéologues, l'armée américaine n’a pas ouvert la voie à une quelconque démocratisation au Moyen-Orient. Allaoui capte bien ce point dans son récit sur l'ascension, la domination et le déclin des idéologies laïques et leurs défenseurs au Moyen-Orient. Pour lui, les mouvements politiques islamistes qui ont initialement vu le jour en Irak dans les années 1950 ont accédé au pouvoir grâce à l'occupation américaine après 2003. Les cercles dirigeants d’Occident se soucient très peu des intérêts «démocratiques» des peuples arabes et musulmans, ils ont besoin de pouvoirs forts qui leur tiennent sous bonne garde des populations jeunes et rebelles à leurs intérêts dans la région.

Si la démocratie, comme le marché a besoin d’un Etat de droit, le contraire n’est pas toujours vrai. Un Etat de droit peut revêtir un caractère autoritaire, poursuivre des objectifs de marché, hors de toute préoccupation démocratique, avec pour seul dessein une scrupuleuse observation des règles qu’il édicte dans l’intérêt des puissances étrangères. Par ailleurs, et de surcroît, dès lors que le gouvernement a le monopole de l’initiative législative, ce qui est le cas de tous les Etats arabes, il est laborieux, voir impossible, de mettre en corrélation Etat de droit et démocratie.

La préoccupation centrale d’Allawi est la «crise de la civilisation islamique ». Il entend par là un certain nombre de contradictions, principalement la fragmentation de l'autorité, la perte d'unité des référents culturels et l’opposition croissante entre le spirituel et le temporel dans la conduite des affaires des populations musulmanes. Du point de vue de M. Allaoui, l'Islam est privatisé, comme est patrimonialisé l’Etat. Des organisations comme Al-Qaïda et les partis islamistes de l'Irak sont considérés comme «des symptômes de la crise de la civilisation islamique», plutôt que «comme faisant partie de la solution». Comme il le relève à juste titre : «Ces groupes sont le reflet de la politique de ceux qu'ils combattent dans toute sa cruauté, et non des valeurs spirituelles au cœur de l'Islam.»

La question est alors : comment peut-on influer sur l'ordre existant, sans succomber à la logique de pratiques politiques minées ? «La dure vérité est que, aussi sublimes que soient les idéaux spirituels – ceux de l'islam, pas moins que ceux de toute autre grande tradition religieuse – leurs adeptes demeurent confrontés à la veille énigme politique sur la manière d'aborder efficacement la structure du pouvoir sans pour autant compromettre les idéaux de base.» En réfléchissant à cette question, on se rend compte que «le discours politique – un magma d’espoirs, de peurs et de préjugés — est l'antithèse même du discours de civilisation».

Il est alors injuste d’attribuer à l’Islam comme religion, ou comme civilisation, bien des actes de personnes ou de communautés se réclamant de sa pratique ou de ses idéaux. Autant dire que l’Islam est victime et non responsable ou coupable de bien des crimes commis en son nom. De même qu’il n’arrête pas d’être instrumentalisé par des pouvoirs mafieux et des potentats locaux aux seules fins d’encadrement et d’asservissement de la société. Partout, le pouvoir de l’amour attribué aux idéaux originels a laissé place à l’amour du pouvoir et au refus de l’alternance. «La modernité, avec toutes ses ambiguïtés et ses impulsions, parfois contradictoires, est une affaire composite, constamment remodelée par ceux qui s'engagent pour elle», conclut Charles Tripp.

Par Ammar Belhimer

(*) Charles Tripp, All muslim Politics is Local, Foreign Affairs, september/ october 2009 .
Charles Tripp est professeur de sciences politiques à l’Ecole des études orientales et africaines de l’Université de Londres.

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