jeudi 17 septembre 2009

Coexistence

Durant toute l’année, le cercle de vieux retraités qui se retrouvent chaque jour, à heure fixe, avec une étonnante régularité et une constante fidélité, s’élargit ou rétrécit selon les circonstances. Dès qu’un des membres de cette djemaâ greffée au coeur de la cité inhospitalière vient à s’absenter, il ne manque pas d’avertir le plus proche de ses collègues qui s’empressera de rassurer les autres sur les raisons de cette absence. Car les vieux sont sujets à l’inquiétude: dès que l’un d’eux manque à l’appel, il devient l’objet d’une attention particulière.

Cette sollicitude est apparemment dictée par le fait que les membres de cette petite communauté se sont rendu compte qu’ils sont arrivés au crépuscule de leur vie et que tôt ou tard, tour à tour, ils devront faire le grand voyage, le dernier. Mais le cercle ne se brise pas pour autant quand l’un d’eux prend sans avertir congé: un plus jeune retraité, las de musarder, vient prendre la place vacante, écoutant et enregistrant les propos empreints de sagesse et de renoncement. Ils évoquent souvent avec regret, les noms des disparus, les causes de leur départ inattendu et rappellent les divers aspects d’une vie privée et professionnelle, vantant les qualités et taisant les défauts, les fautes et les erreurs, car ils ont un profond respect pour celui qui se retrouve maintenant «entre les mains de Dieu», selon la formule consacrée.

Les vieux s’empressent de rendre visite à leur commensal retenu à la maison ou à l’hôpital par une affection quelconque: ils s’y rendent en général en groupe pour mieux affirmer leur solidarité. Cette sollicitude n’est pas la marque d’une amitié indéfectible, mais l’expression d’une solidarité chez des gens qu’un même destin a jetés là, sous le grand acacia où ils tentent de meubler, après avoir fait leurs petites courses, la vacuité d’un emploi du temps désespérément long. La preuve est qu’ils passent le plus clair de leur temps à se taquiner, à s’asticoter, à exploiter les petits défauts et les susceptibilités de chacun, comme de grands enfants. Et souvent, le petit groupe, d’apparence monolithique, connaît des fissures: deux camps s’opposent farouchement lors de joutes verbales. Il y a ceux qui cumulent des retraites normales (en euros et en dinars) et ceux qui, en plus, perçoivent une pension d’anciens moudjahidine.

C’est une guerre sans fin entre ceux qui ont réussi à temps à ficeler leur dossier et ceux qui ont dormi sur leurs lauriers ou n’ont pas réussi à trouver le troisième témoin de leurs exploits passés. Des accusations pleuvent de part et d’autre avec des qualificatifs peu élogieux: seuls l’âge et la sagesse (et aussi une petite discussion astucieusement glissée sur les exploits de l’Equipe nationale) empêchent les septuagénaires de brandir leurs cannes. Mais les duels les plus homériques se passent entre Aâmi Elhocine et Aâmi Tahar.

Le premier est un bon vivant, toujours bien habillé, qui dépense sans compter car il cumule trois pensions, et le second est pâle comme la mort, toujours vêtu comme un misérable et avare comme pas un. Pour exaspérer Aâmi Tahar, Aâmi Elhocine se plaît à étaler toute la magnificence de sa table et des mets préparés alors que pendant ce temps, Aâmi Tahar ronge son frein, ne répliquant que par des: «Les vrais hommes ne parlent pas de leur ventre!» ou «Moi, je ne travaille pas pour les toilettes...» La dispute est sérieuse puisqu’elle est entretenue par la complicité des autres qui sont ravis de voir les deux antagonistes brouillés à mort. Du moins jusqu’à l’Aïd prochain...

Selim M’SILI

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