jeudi 17 septembre 2009

La grande harba (XVI)

En arrivant à Yakouren, j’étais surpris de voir l’ancien chalet et son site enchanteur des années 70 transformé en centre de formation aux arts martiaux. On y enseigne aussi la «triha aux haraouas» de Mascara, la bagarre bônoise, la «aârka» de Kaïs, et la «kalba» de Fontaine fraîche. Les disciples chinois de maître Kung tfou, réalisant que l’Algérie recèle d’immenses potentialités en matière d’arts martiaux, ont adapté nos vulgaires «hrèches», les transformant en sports de haut niveau. Désormais, chaque commune avait sa section de KTA (kung tfiou alik) et les jeunes Chinois sont de plus en plus nombreux à pratiquer la discipline. Mais il n’y a pas mieux que le football.

Pour une fois, nous sommes tous d’accord ! L’émir, en abordant le sujet, nous apprend qu’il a été ramasseur de balles au stade de Hydra. Quant au piednoir, il prétend avoir plongé avec Reims du temps du légendaire Kopa. «Tu mens comme tu respires !» lui lance le terroriste. «J’ai joué, c’est trop dire ! J’étais plongeur à la buvette du stade !» Et ils se tournèrent vers moi ! En dehors des parties animées et qui se terminaient toujours par des bagarres, sur le terrain vague faisant face au domicile familial, je n’ai jamais tapé sur un vrai ballon de football. Ils me regardèrent comme si j’étais un Martien. C’est que, dans l’Algérie d’avant, on n’était pas un gosse normal si on n’avait pas une balle ronde à la place de la tête. Meriem El-Aggouna nous surprit en train de disserter sur ce sujet hautement philosophique.

Elle revenait de la laverie municipale où les expatriées chinoises décrassent les tenues de leurs maris et de leurs enfants. Elle nous remit nos vêtements étonnants de propreté et le buveur de Jack Daniel’s baissa les yeux au moment où Meriem lui tendait un caleçon troué. L’émir exhibait son «kamis» plus blanc que blanc. Il en était fier. Mais son geste allait nous coûter très cher. L’ayant vu de leur cachette et pensant que leur camarade agitait un drapeau blanc pour se rendre à l’armée, dix terroristes surgirent du néant. Ils nous encerclèrent et, en une fraction de seconde, nous ligotèrent et nous emmenèrent loin de Yakouren. «Pas possible ! Ils ont dû développer des techniques de téléportation !» hurla en ma direction le pied-noir, brutalisé par un malabar qui devait peser autant que Tata Aldjia.

Ah ! Tata Aldjia ! Ah, les temps cléments d’avant la «grande harba» ! Avec tous les problèmes que nous avions, c’était quand même la belle vie ! Certes, il y avait le gouvernement de Belkhadouyahi qui s’arrangeait toujours pour nous compliquer la vie, mais c’était rien par rapport aux souffrances actuelles ! Depuis que les 35 millions d’Algériens sont partis, il n’y a plus de problèmes pour pimenter la vie, plus de vols de portables dans les rues, plus de plaintes dans les commissariats.

Les policiers mouraient d’ennui. Une épidémie de mélancolie se propagea aux quatre coins du pays et il ne se passait pas de jour sans que l’on n’enterrât quatre ou cinq commissaires, dix inspecteurs, une trentaine d’agents de la circulation et plusieurs douzaines d’indics. Rien. Rien que le travail, la discipline… Sans ces terroristes d’El-Qaïda qui mettaient un peu d’ambiance dans les villages occupés par les Chinois, ce serait d’une monotonie à mourir ! Nous arrivâmes dans un campement qui devait se situer non loin de la mer. Car au lieu d’aller vers Azazga-Chaolin, notre destination initiale sur la route d’Alger- Péking, nous avons été détourné en direction du Nord. Nous descendîmes vers Aïn Chafa et Igoudjal.

Un barbu plus barbu que les autres nous accueillit avec un sourire sadique. Il plongea littéralement sur Meriem qu’il ligota avant de la traîner près d’une grotte. Se croyant dans un film de John Wayne, le buveur de Jack Daniel’s tenta de s’interposer. Il reçut un coup de crosse sur la nuque qui l’envoya sur le tapis. Je restai silencieux. Pourquoi s’agiter ? Il faut réfléchir. Entre temps, le BPB (barbu plus barbu), qui devait être le chef, s’adresse à ses sbires dans un arabe sorti tout droit des feuilletons historiques : «Fils de la liberté et de la dignité, fiers soldats de la foi, que Dieu bénisse ce jour où vous nous avez rapporté un gibier exceptionnel : une femme perverse et dangereuse, une diablesse que nous saurons éduquer et rendre sur le droit chemin, un traître qui essayait de nous trahir et deux espions étrangers.»

Il faut vous préciser que cette frange de terroristes, de la phalange des «combattants de la foi», elle-même issue de la scission de la Katibat El-Mout qui faisait partie des Groupes de tueurs sans frontières ; cette frange donc considère tous les anciens Algériens comme des étrangers. Il leur est reproché d’avoir fui leur pays et de ne pas avoir rejoint les rangs du terrorisme pour combattre le «taghout». Donc, j’aurai le même traitement que le buveur de Jack Daniel’s ! Les pieds- noirs et les pieds bleus de la «grande harba», c’est kif-kif pour ces tangos ! Poursuivant son speech, le BPB annonça qu’il allait s’occuper personnellement de Meriem : «Là, dans cette grotte, je vais accomplir mon devoir pour sensibiliser cette femme et la rendre pieuse.

Je ne veux pas être dérangé. Pendant ce temps-là, mes quatre femmes et mes vingt-deux épouses d’“el moutâa” quitteront la grotte. Veillez sur elles et ne vous en approchez pas. Si vous tentez quoi que ce soit, la foudre d’abattra sur vous. Et ce n’est pas le laser du 5- Juillet ! C’est une vraie foudre qui vise ceux qui ont des idées malsaines et qui regardent la femme comme un festin à consommer de préférence avant 18 ans !» Il traîna Meriem et disparut avec elle dans l’obscurité. Nous fûmes bien traités. En tout cas, mieux que l’émir, notre compagnon d’infortune. On nous servit un couscous aux lentilles.

Après la leçon de morale dispensée par le BPB à Meriem, tout le monde fut invité à rentrer dans la grotte. Là, il y avait des tapis à perte de vue. Nous fûmes ligotés et jetés sur les matelas. Cette nuit-là, je fis de drôles de cauchemars : je voyais la Sardélie éliminée de la Coupe du monde ; je voyais le buveur de Jack Daniel’s se transformer en émir égorgeant la pauvre Meriem, je voyais même l’USMA perdre son derby à Bologhine et le pire de tous, je voyais Bel Ouyahikhadem succéder à Belkhadouyahi ! Le lendemain, nous fûmes de nouveau rassemblés devant la grotte. Le BPB avait une mine superbe.

Mériem s’était mise au hidjab. Il faut dire que ça lui allait plutôt bien. Elle nous regarda en clignant des yeux. Cela veut dire qu’elle avait un plan pour prendre la clé des champs. Ne nous a-t-elle pas déjà arrachés des griffes de ce monstrueux maître des monts Kunlun ? Ne nous a-t-elle pas démontrée, au cours de notre longue errance à travers des forêts inhospitalières, qu’elle était courageuse et altruiste, prête à n’importe quoi pour nous venir en aide ?

Je sais qu’elle nous tirera d’affaires une nouvelle fois. Mais, en attendant, il faut gagner du temps et retarder le moment fatidique, celui où ils sortiront leurs couteaux pour nous égorger. Il n’y a pas d’autre issue ! Le fait qu’ils aient sous la main un traître sorti de leur propre rang va différer ce moment puisqu’ils commenceront certainement par lui… Je regarde le buveur de Jack Daniel’s. Il est plongé dans une réflexion qui l’emmène très loin d’ici :
- A quoi penses-tu ?
- J’étais en train de me dire : qu’est-ce qu’on aurait pu faire de ce pays ! Une telle immensité avec des paysages si divers, c’est le paradis sur terre et c’est surtout l’éden pour les touristes !
- En attendant, c’est l’éden pour les terroristes !
- Mais pourquoi les laisse-t-on mener la belle vie ici ? Pourquoi ne pas les déloger ? T’as vu leur patron et son harem ! Fichtre alors, il doit en avoir une cinquantaine de nanas, au moins ! Et il est pas partageux, le gars ! En plus, il a ajouté Meriem a la liste ! C’est injuste. Je suis sûr que c’est moi qu’elle aime. Vous nous aimez. Je sais que, du temps où vous étiez ici, vous vous pressiez dans nos consulats pour avoir le visa !
- Imbécile ! Maintenant, nous sommes 35 millions d’Européens. Certes, la Sardélie ne fait pas encore partie de l’Union européenne, mais ça va venir !
- Non, vous êtes sur le même pied d’égalité que les Turcs ! Parle pas de malheur ! Avec 2 ou 3 millions, c’est déjà la galère ! Si nous ouvrons nos frontières, il ne restera plus un seul habitant en Sardélie !
- Tu dis n’importe quoi ! Nous vivons bien là-bas et c’est la démocratie !»
Nous fûmes interrompus par le bras droit du BPB qui nous demanda de le suivre…

Par Maâmar FARAH

(A suivre)


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