mercredi 25 mai 2011

Pénuries

«Les esprits sont, en général, moins affamés que les estomacs, et ils supportent plus gaillardement la pénurie.» André Frossard

Il y a des gens qui sont vernis! C’est le cas de mon cousin qui est émigré en France depuis longtemps. Quand on lui parle de pénurie, il ouvre de grands yeux étonnés. Non pas qu’il ne connaisse pas ce genre de tracas qui affecte la vie quotidienne du citoyen dans certaines républiques bananières, mais cela le surprend qu’on en parle aussi souvent dans un pays où les dirigeants sont bardés de diplômes. Il a bien connu une sorte de pénurie: c’était celle de l’essence quand il y a eu le premier choc pétrolier en 1973 ou quand des routiers décidés font grève et assiègent les principales raffineries de l’Hexagone. Bien sûr, il a vu des films qui parlent de l’époque de la Seconde Guerre mondiale, quand la France était occupée par l’armée allemande, quand tous les circuits de production et de distribution étaient perturbés, quand toute la machine économique était au service de la guerre...Il avait vu ces images saisissantes de femmes et vieillards faisant la chaîne pour avoir une quantité infime de ravitaillement telle qu’elle était mentionnée sur les tickets de rationnement. C’était la guerre et les gens faisaient tout pour survivre.


Il se rappelle les images d’épiciers bombant le torse et effaçant avec cynisme sur l’ardoise accrochée à la devanture du magasin, le produit qui n’était plus disponible. C’était la guerre et le mot guerre suffisait pour justifier toutes les privations dont souffrait le citoyen. Il avait vu tous les petits trafics qui se faisaient pour contourner ces pénuries: des gens sans foi ni loi s’enrichissaient indûment sur le dos de pauvres gens. Les épiciers malhonnêtes faisaient leur beurre et ne tardaient pas à constituer un lobby qui allait peser sur le monde politique d’après-guerre. Mais une fois la machine de production remise en branle et que tout le monde s’est remis à travailler normalement, le marché s’est conformé petit à petit à la loi de l’offre et de la demande. Bien sûr, son père lui a parlé aussi des conditions de vie encore plus dures en Kabylie en cette période de disette. L’écho lointain de la guerre n’empêchait pas certains gros bonnets, complices de l’administration coloniale, de faire des affaires...Mais la période la plus dure fut celle de la guerre de Libération, quand l’armée coloniale bloquait tout ravitaillement aux villages accrochés aux flancs des montagnes. Mais en ce temps-là, il y avait une solidarité extraordinaire entre les villageois. Et puis, quel courage! Les jeunes sellaient les mulets et sortaient du village avant le couvre-feu: à la nuit tombée, ils suivaient pendant des dizaines de kilomètres les chemins escarpés qui longeaient les ravins pour rejoindre les gros villages où il y avait du ravitaillement. Ils ramenaient des sacs de semoule, de pois chiches, de boîtes de fromage, des conserves de sardines ou de corned-beef, du café et du sucre. Son père lui avait raconté qu’ils avaient longtemps bu du «café» fait avec des pois chiches grillés. C’était infect! Ils s’en revenaient le lendemain, fourbus, mais contents. Tous ne revenaient pas...C’était la guerre!
Mais à présent, il ne peut pas comprendre le pourquoi de ces pénuries. Avant, pendant les premières années de l’Indépendance, on pouvait comprendre l’incompétence des responsables politiques qui n’avaient pas l’habitude de gérer la logistique de toute une population.
Ensuite, pendant la période d’austérité où on disait que la priorité était donnée à l’industrialisation du pays, cela pouvait passer en ce qui concernait les produits de luxe. Mais à présent, avec le libéralisme sauvage dominant, avec le nombre impressionnant d’importateurs, la pilule est dure à avaler. Il y a même des médicaments vitaux qui ont disparu de la circulation. Il y a sûrement des gens qui doivent faire leur beurre en ce moment!

Selim M’SILI

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