dimanche 27 décembre 2009

Contre d’hiver

Ça doit ressembler à ça, le paradis ! Je le sens dès que je sors de chez moi. Le couloir n’est plus ce réduit encombré de cette catégorie de vieilleries qui posent l’insoluble problème existentiel : ni utilisables, ni jetables. On croirait l’intérieur d’une clinique. Suisse, bien sûr ! L’ascenseur qui rouillait dans ses câbles depuis le cessez-le-feu en mars 1962 a été nuitamment plongé dans un bain de jouvence. La cabine teintée au brou de noix sent bon l’encaustique au goût de vanille.

Les vitres sont plus nettes que les lentilles de la voyante extra-lucide qui dresse les plans de développement national. J’appuie sur le bouton doré. L’élévateur arrive dare-dare à mon étage, le groom articulant l’ouverture de la portière. Au rez-dechaussée, je presse un autre bouton, celui qui déverrouille l’issue principale. Dehors, je n’en crois pas mes narines. Ni mes yeux. Tout est nickel. L’air purifié a la légèreté de l’être. Une main de prestidigitateur a, dans la nuit, ripoliné les murs de mon quartier.

Ils ne ressemblent plus à ces parois de taudis des bidonvilles en dur. En passant, la baguette magique a effacé les tombereaux d’immondices qui s’accumulent plus vite que dans une usine de compostage. Des arbres ont poussé en catimini. L’allée qui mène au parking est un bonheur d’ombre parfumée. Le gardien du parc arbore une coquette casquette portant sur la visière les armoiries de la municipalité. Un aigle et un lion entrecroisent, altiers, leurs griffes dans un dessin stylisé. Son uniforme est aussi propre que le tapis d’herbe qui borde le parking. En actionnant la barrière automatique, il me couvre de bénédictions. Il le fait pour tout le monde. C’est dans sa culture.

Il fait bon circuler sur la route. Les rares voitures sont conduites par des chauffeurs au civisme exemplaire. Ils respectent les limitations de vitesse, l’interdiction de doubler, de klaxonner en agglomération, de darder des bordées de jurons à l’adresse d’on ne sait qui on ne sait pourquoi. La chaussée a recouvré miraculeusement toute son intégrité. Pas un nid-de-poule pour piéger le pigeon. Pas un trou au milieu de la route pour engloutir ta suspension avant. Pas un trottoir défoncé où grouillent les ballets désynchronisés des passants. Tu crois rouler dans une de ces images du Code de la route. Tu drives ton char dans un lavis aux formes géométriques et aux couleurs claires.

Tout est carré, propret, ordonné, agréable ! La radio à bord achève un débat contradictoire entre un ministre d’un gouvernement élu et un député de l’opposition, aussi pointus et respectueux des règles de la démocratie l’un que l’autre. On parle de la loi, soumise au débat à l’Assemblée nationale, sur l’indemnisation des anciens harraga. Depuis quelques années, une politique de concorde nationale permet aux anciens harraga de se réinsérer dans la société. L’Etat met les moyens pour que cette partie de la jeunesse se sente chez elle en Algérie. De toute façon, il n’y a plus de harraga depuis longtemps. Le pays est tellement paradisiaque qu’on s’attend à ce que leur flux se fasse à l’envers.

Les experts prédisent pour les années à venir une arrivée massive de harraga à partir des rives européennes de la Méditerranée. Le ministère des Anciens harraga, qui liquide les derniers dossiers, s’apprête à changer de mission puisqu’il va s’occuper de l’immigration clandestine de jeunes Européens chassés de chez eux par la crise, la malvie et le manque de démocratie. Juste le temps d’attente aux quelques feux à l’énergie solaire qui jalonnent mon parcours, je déboule au bureau. Je passe devant les guichets. Les quelques usagers matinaux qui ont des problèmes à régler avec l’administration qui m’emploie, dépendant elle-même du ministère des Anciens harraga, sont assis sagement dans la salle d’attente baignée dans le silence à peine strié par le feulement des pages des journaux qu’on tourne. Ils sont munis de jetons qui fixent leur ordre de passage. Tout le monde est proprement vêtu. Les gens que je rencontre dans les couloirs ont l’air de glisser sur la moquette.

Je transite par mon bureau où j’ai juste le temps de saluer la secrétaire déjà à pied d’œuvre, puis je file à la réunion quotidienne des chefs de bureau. Le dirlo, lui-même un ancien harrag repenti, plus matinal que tous les autres réunis, est dans les murs depuis belle lurette. Dans la salle de réunions, nous le découvrons, comme chaque jour, à la table ovale, un paquet de dossiers déjà épluchés sous le nez. Nous nous saluons brièvement les uns les autres et nous entamons le briefing qui ne doit pas excéder dix minutes. Nous échangeons les points de vue sur les dossiers équitablement maîtrisés par chacun des membres du staff et nous nous séparons pour rejoindre nos bureaux. A 8h40, la machine est déjà en branle. La matinée est intense, le travail avance dans l’harmonie et le calme.

A la pause déjeuner, je monte à la cantine. Un vrai resto, ce truc ! Des agents vêtus de blanc, les cheveux pris dans des bonnets en plastique et les mains dans des gants officient devant les bacs d’un self-service qui propose une nourriture appétissante et propre. Les employés de la boîte observent la chaîne dans la bonhomie, sourire aux lèvres, se racontant des histoires drôles. Des haut-parleurs invisibles diffusent une musique si douce qu’on croirait qu’elle fait partie de l’air qu’on respire. La table que viennent de quitter mes collègues est débarrassée en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire par des agents vigilants et véloces. Avec d’autres collègues, je prends possession d’une table presque neuve.
C’est à la cafétéria, devant un café que je prends au pied de la plante verte devant la baie vitrée qui donne sur la mer, que j’ai enfin le temps de feuilleter les journaux. La multitude de quotidiens lancés dans une compétition de qualité pose au lecteur un sérieux dilemme pour le choix de ses journaux. Pas le temps de cogiter sur ça que déjà il faut reprendre le turbin. J’aime bien le travail de l’après-midi. Les visiteurs étant partis, les bureaux sont encore plus calmes. Quand le gong de 17 heures retentit pour annoncer la fin de la journée de travail, je regrette de devoir partir. Le travail est si agréable, et la conscience de son utilité sociale le fait précieux. Les quelques courses qui m’attendent, je les fais d’un coup de volant. La circulation en ville est une partie de plaisir et j’arrive à me garer sans difficulté quasiment devant la vitrine de chacun des magasins que je cible.

Il me faut juste dix minutes pour que je sois de retour chez moi. On doit se préparer car après un léger, j’emmène les plus grands des enfants (18 et 20 ans) voir Sid- Ahmed Agoumi dans Le roi Lear de Shakespeare en tamazight sous-titrée en anglais au théâtre de Sidi-Yahya. Ça fait des mois que la pièce se joue à guichets fermés, et ayant eu la chance de dégotter des places, il n’est pas question de rater le spectacle. Sinon il faudra attendre que la tournée conduise la pièce au théâtre de Bachdjarrah où j’ai un abonnement.

Cette émergence de salles de théâtre nous la devons à un ministre de la Culture qui avait imposé, il y a quelques années, qu’il ne se construise désormais plus de ville ou même de quartier sans qu’ils soient dotés d’un théâtre, d’un cinéma, de librairies, de bibliothèques. Les règles strictes d’urbanisme et d’urbanité ont transformé nos villes en véritables joyaux qui n’ont plus rien à voir avec la hideur d’antan. Après le théâtre, nous avons décidé de prendre un encas sur le pouce quelque part au bord de la mer.

Les terrasses des paillotes sur la plage du Caroubier font rêver de voyages immobiles. Mais voyager pour quoi ? Nous sommes si bien ici. Je regarde la télé un peu, le soir avant de dormir, ça détend mes méninges. Pas besoin des paraboles et des couscoussiers d’autrefois. Les 23 chaînes que me propose ma zapette nationale couvrent un spectre de tous les goûts politiques, artistiques, culturels. Je n’ai que l’embarras du choix. J’appuie à tout hasard sur une des touches de la télécommande.

Je tombe sur la mine grise d’un journaliste de l’ENTV en train de réciter les résolutions du comité central du FLN en justifiant que Bouhara soit censuré. J’ai l’impression de rêver. La berlue ? Une hallucination qui fait ressurgir le passé ? Je tape vite fait sur une autre touche. Même tronche. Encore une troisième. Kif kif. Une voix off me dit alors : tu crois qu’on sort comme ça des cauchemars ?

Par Arezki Metref

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