mardi 1 septembre 2009

La crise selon Noam Chomsky

Aujourd’hui, on va se rassurer à l’idée que la léthargie, la démission et la décadence qui frappent l’Etat et la société ne sont pas propres à notre pays. Noam Chomsky, professeur au MIT qui à quatre-vingt ans, est un des dix universitaires les plus cités dans le monde, est d’un pessimisme sans appel : «Il n’y a plus de sentiment d’espoir»(*).

Pour lui, si la crise actuelle est d’une toute autre ampleur comparativement à celle de 1929, elle requiert toutefois des particularités psychologiques ou culturelles assez marquées : «Pendant la crise de 1929, les membres de ma famille étaient des travailleurs, tous au chômage. Mais ils avaient de l'espoir.» La crise actuelle est différente en ce sens qu’elle a produit de la démission, de la soumission, de la résignation, parfois même du nihilisme : «La période que nous vivons actuellement est beaucoup plus déprimée, il n'y a pas de sentiment d'espoir. Les gens sont des victimes, pas des agents du changement. Pour continuer le parallèle avec les années 1930, il y avait à l'époque beaucoup d'activisme. Il y a eu des sit-in dans des usines.

Dans la littérature de l'époque, on décrit les menaces sur l'appareil industriel et la montée du pouvoir politique des masses. Tout cela était très effrayant pour la classe d'affaires.» Il touche ici du doigt un aspect qu’on a souvent trop légèrement laissé passer. Qu’auraient fait les grands intérêts s’ils étaient menacés de perdre leur pouvoir à la fin des années 1980 ? Auraientils fait comme Gorbatchev et d’autres leaders d’Europe de l’Est dans cette naïveté désarmante qui les a poussés à donner les clefs d’un pouvoir chèrement acquis à leurs adversaires pour sortir honteusement par la petite porte de l’Histoire ? Bien sûr que non.

L’histoire contemporaine suggère qu’ils n’auraient pas fait dans la dentelle. En cela, avec le recul du temps, bien des chefs d’Etat du bloc soviétique, arrivés aux avant-postes (et non à l’avant-garde, comme ils le prétendaient), sont carrément passibles pour haute trahison aux intérêts non plus seulement de leurs peuples mais de l’Humanité entière. Par leur reddition, ils ont notamment, et surtout, désarmé les autres peuples. Dans le prolongement de la fin de l’idéal socialiste, l’échec du projet national a fini par installer le néolibéralisme en maître absolu. Comme le relève Noam Chomsky, «avant, c'était une lutte des deux côtés. Maintenant, il n'y a plus que les riches contre des gens désorganisés».

Il en veut pour preuve, la situation de l’industrie automobile dans son pays, les Etats-Unis : «Evidemment, les travailleurs pourraient chercher à prendre leur destin en main et produire ce dont nous avons besoin. Ils ne le font pas, non pas pour des raisons économiques, mais pour des raisons sociales. Il n'y a pas de mouvement en ce sens (…) Ce n'est pas de l'apathie, c'est du désespoir. Ils ne sont pas apathiques, ils sont au contraire très sensibles à ces questions, mais ils ne savent pas quoi faire. Après la Seconde Guerre mondiale, la classe d'affaires a endoctriné la société sur l'américanisme. Celui-ci a tout emporté... les ouvriers, les églises, les écoles, les clubs sportifs, le gouvernement. Les syndicats, les partis politiques ont été éliminés.

Il n'y a plus qu'un seul parti, celui des affaires.» En l’absence de forte résistance, la crise actuelle semble être une manifestation, une poussée de fièvre, typique de la poursuite du processus de concentration observé depuis la Première Guerre mondiale : «Je ne crois pas que les choses vont changer. L'industrie financière va sortir plus concentrée, avec quelques dégâts sociaux. Au lieu d'avoir 10 banques trop importantes pour faillir, on en aura deux. Mais le système demeure le même. Le gouvernement continue de les protéger, cela crée des incitations perverses et ils s'en sortent plus puissants que jamais. Ce qui n'est pas une surprise puisqu'ils décident des programmes politiques.» Chez nous, on crie souvent au «béni oui ouisme ».

On se rassurera à l’idée qu’il n’épargne également pas les Etats- Unis : «Lors de la dernière élection, 98 % des personnes titulaires d'un siège ont été réélues au Congrès. C'est un chiffre choquant quand on sait que le niveau d'approbation du Congrès ne dépasse pas 15 %. C'est l'une des multiples indications de la dépolitisation de notre société.» Si la publicité est habituellement un moyen de pousser à la consommation, elle est également un moyen idoine de contrôle de la société : «Elle la suscite et les gens y sont poussés par cette propagande massive que sont la publicité et le marketing. C'est une façon de contrôler les personnes. En les contraignant à s'intéresser aux choses superficielles de la vie.

Tout cela contribue à créer un sentiment de désespoir et d'aliénation.» La publicité rend, par ailleurs, compte de certaines réalités nouvelles qu’évoque Emmanuel Todd : «Regardez les pubs à la télévision, c'est le financement des obsèques, les problèmes d'érection et le cholestérol ! Les publicités en disent davantage sur nous que les sciences sociales. Et ce phénomène de vieillissement est irréversible, partout sur la planète»(**). Faute de perspectives de changement, on se consolera des faibles manifestations néonazies. Emmanuel Todd trouve un certain nombre de vertus à la paralysie sociale que nous déplorons : «Cette société molle et atomisée qui est la nôtre n'a d'ailleurs pas que des inconvénients.

Cela nous protège des folies collectives du dernier siècle. Malgré le chômage, il n'y a pas de petits bourgeois hystériques dans les rues pour réclamer un régime fasciste ou stalinien... Le niveau éducatif, qui est la variable déterminante de l'évolution d'une société, est aujourd'hui très élevé, même s'il ne progresse plus (...) Ce qui m'inquiète, c'est le vieillissement des populations et des mentalités. L'âge médian de nos sociétés s'élève à 45 ans au Japon, 44 ans en Allemagne, 40 en France et 37 aux Etats- Unis. Et l'âge médian du corps électoral est encore plus élevé, puisqu'il ne comprend pas les moins de 18 ans. Cette évolution va induire un ralentissement de la vie politique et de la pensée. Elle explique le basculement à droite de l'Europe, lors des récentes élections européennes. L'obsession sécuritaire, c'est un problème de vieux qui a peur des jeunes.»

Revenons à Noam Chomsky. Dans son analyse de la crise financière, il suggère d’apprécier à sa juste mesure la nature du processus qui y a conduit pour mieux cibler les fondamentaux. C’est en périphérie qu’elle semble faire le plus de dégâts : «A l'Ouest, quand on parle de la crise, on fait référence à la crise financière, mais c'est loin d'être la pire des crises dans le monde. La famine est bien pire. Plus de un milliard d'individus n'ont pas assez à manger et l'aide humanitaire diminue parce que les donations se tarissent. Alors, oui, on sauve les banques. Mais le choix des priorités est sidérant. »

Dans l’ensemble, Obama peine à trouver une alternative au complexe militaro-industriel, le modèle social français s’effiloche, le conservatisme japonais n’est plus qu’un vieux souvenir depuis ce dimanche. C’est peut- être du modèle économique rhénan que viendra la réponse à l’impasse anglo-saxonne. Il a pour première solide assise d’associer effectivement les salariés à la gouvernance de l’entreprise. Plus qu’ailleurs, l’aide de l’Etat a contribué à limiter les licenciements au Smig de la fléxibilité, au contraire des patrons anglosaxons qui ne font pas dans le détail des chiffres. Grosso modo, grâce à ses normes et ses restrictions, le modèle économique rhénan est à la base l’un des moins libéraux et l’un des moins ouverts aux excès du monde financier. Il semble indiquer la voie à suivre.

Par Ammar Belhimer

(*) Les Echos, 23 août 2009
(**) Visions de l'aprèscrise, La Tribune on line, 24 juillet 2009.

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