jeudi 5 novembre 2009

La grande harba (XXII)

A Taihzou (ex-Tizi-Ouzou), les citoyens chinois s’organisent contre les tangos. Sous la conduite d’un certain Mao Jamé Yabdik, ils sollicitent des autorités armes et munitions et constituent des groupes d’autodéfense. Parallèlement, ils comprennent qu’il faut moderniser la société, multiplier partout les activités culturelles et aiguiser le sens civique, seule condition d’échapper à l’intégrisme… Nous sommes arrêtés par une patrouille mais, grâce au génie du buveur de Jack Daniel’s, nous échappons à une arrestation certaine. Nous filons vers le train…

Alors que je m’attendais à découvrir une nouvelle gare ultramoderne, ce fut l’ancienne station délabrée qui nous accueillit. Il y avait des agents partout. Nous nous séparâmes et Meriem El Aggouna fut chargée d’acheter les billets. Nous attendîmes quelques minutes qui nous semblèrent une éternité, puis la rame apparut. Fichtre, alors ! A la place du TGV dont on nous parlait tant, ce fut une vieille locomotive à charbon, chapardée dans je ne sais quel musée, qui montra le bout de son nez, haletant déjà, s’essoufflant comme tata Aldjia sur les pentes de sa nouvelle dechra de Sardélie.

Une grande banderole était hissée tout à fait en haut de la machine. Ecrite en chinois, elle remerciait les masses laborieuses d’avoir triomphé de l’impérialisme en réparant la locomotive baptisée «Dragon de feu», selon un voyageur qui connaissait aussi bien le chinois que le kabyle ! Mais, allezvous me dire, et toi, tu comprends le kabyle ? Je ne suis pas menteur et, à part «azul», «aghroum», «tafounest», «amokrane», «ameziane », «aberkane», «amelal», je suis parfaitement analphabète dans cette langue nationale. Et dire que mon père et toute sa tribu ne parlaient que berbère !

Je suis un mauvais fils, mais passons… Ce Chinois, diplômé en traduction sino-berbère, nous servit d’interprète. Ancien mineur dans un gisement de charbon du nord de la Chine, il était venu dans le cadre du premier transfert des 30 millions de Chinois en Algérie. Il avait tout fait pour s’installer en Kabylie car, tout enfant déjà, il adorait cette région. A l’école de son village, on lui bourrait le crâne avec la lutte des masses et la dictature du prolétariat mais, dès que l’on abordait la Révolution algérienne, son cœur se mettait à palpiter.

«C’était émouvant de voir, dans des courts métrages, très mal filmés, mais portant le sceau de la vérité et l’empreinte de l’engagement Révolutionnaire, ces femmes et ces hommes démunis, n’ayant pour seule arme que leur courage, aller au combat avec une conviction et une détermination rarement vues…» Le Pied-noir dormait sur le banc public d’à côté, sinon il aurait hurlé et cela aurait attiré la gendarmerie qui rôdait autour de nous… Lui, il avait une autre conception de l’histoire de cette révolution et un jour que je lui disais que la France aurait dû s’excuser pour ses crimes en Algérie, il me répondit avec un calme olympien : «Et ça te regarde en quoi, toi, le Sardèle ?

Quand on fuit son pays à bord d’une barque, on n’a pas le droit de porter ce type de jugement…» J’étais furieux parce qu’il avait drôlement raison. Je lui répondis aussi sèchement : «Hélas, c’est tout ce que j’ai trouvé pour fuir. Toi, tu avais plus de chance que moi, tu as fui dans un grand bateau…» Il se tut et il me sembla qu’il pleurait en silence : «Quand comprendrez-vous enfin que cette terre est aussi la mienne, puisque j’y suis né ; mon père, mon grand-père y sont nés ! Est-ce de ma faute si l’histoire a été ainsi faite et pourquoi devrais-je payer pour des délits commis par les autres…» ? Un haut parleur débita ce qui semblait être des ordres au milieu d’une musique martiale. Le Chinois traducteur nous invita à monter dans le train. Les wagons étaient propres et bien décorés.

Du velours rouge courait sur toutes les banquettes et cela donnait de la chaleur aux cabines recouvertes de bois et de miroirs. Nous nous y installâmes et refermâmes la porte de peur que les agents de sécurité nous découvrent avant le départ. La rame s’ébranla à 21 heures pile. Bientôt, ce fut la nuit noire. La cadence augmenta et, à la sortie de Taihzou, la vieille locomotive nous montra ce dont elle était capable. Ce n’était pas le TGV, mais elle crachait du feu et roulait tellement vite qu’elle brûla la gare de Dengzhiou (ex-Draâ-Ben-Khadda), ce qui souleva l’ire des voyageurs stationnés sur les quais qui s’en prirent au pauvre chef de gare. Ce dernier ne dut son salut qu’à l’apparition de sa femme, qui avait mis une citrouille sur sa tête, faisant une peur bleue aux pauvres gars. Nous avions oublié que c’était Halloween !

Et nous ne savions pas que les Chinois célébraient cette fête… lugubre. Nous attaquions maintenant les petites collines de Bozhou (ex Bordj-Menaïel) où le train s’arrêtera cette fois-ci, de peur de créer des troubles dans la ville. Ah ! Bordj-Menaïel ! Elle avait une grande équipe de football qui s’appela d’ailleurs, à un certain moment, «Génération des Couteaux de Bordj Menaïel». Ça n’avait rien à voir avec les Menaïlis que je connaissais et qui étaient pacifiques et accueillants. D’ailleurs, une fois débarqués en Sardélie, ils créèrent une cité qui ressemblait, comme deux gouttes d’eau, à leur ancienne ville, mais furent malheureux de ne pas avoir les Issers à côté.

Le Pied-noir me proposa d’aller faire un tour au barrestaurant. Nous traversâmes plusieurs wagons avant d’arriver à bon port. Dans les 3e classes, c’était la pagaille. Des voyageurs étaient assis par terre. Une vieille dame avait allumé une «tabouna» et préparait de la galette. Une autre s’était mise à traire une chèvre qu’elle cachait dans les toilettes. Une troisième fourrait des «m’hadjeb » qui dégageaient un arôme à vous faire agresser la cuisinière. Des gamins jouaient au ballon et prenaient un grand plaisir à viser un patriarche qui dormait sur une natte, tout près de la porte du wagon. Un shoot splendide et hop ! Le pauvre vieux fut envoyé dans l’autre monde.

Mais, comme c’était Halloween, il revint, très pâle, les yeux rougis, pour hanter les gamins qui, affolés, couraient de wagon en wagon… Il y avait même une jeune Chinoise du nom de «Lune de Miel» qui vendait ses charmes à des ouvriers au prix imbattable de 14 dinars-yuen. Nous arrivâmes enfin au barrestaurant. Le Pied-noir commanda du Jack Daniel’s et fut heureux d’en trouver enfin. La société nationale des chemins de fer algéro-chinois avait trouvé ridicule de refuser de l’alcool à un peuple qui n’était plus musulman. Je pris un l’ben «Allbrau» d’El Kseur et le barman nous servit une excellente kémia de boulettes de viande de serpent hachée et arrosée de jus de citrouille… Depuis que je le fréquentais, je n’avais jamais vu le Pied-noir aussi heureux :

- C’est à cause de ce tordboyaux ?
- Non. Et puis, ce n’est pas du tord-boyaux. C’est un nectar. C’est à cause d’Alger-Peking…
- Quoi Alger-Peking ?
- C’est ma ville. Je ne te l’ai jamais dit. Mes parents sont enterrés à Saint-Eugène. J’y suis né. Mais, comme il n’y a plus d’Algériens, je ne sais pas comment je vais vivre ma première rencontre avec ma ville depuis 1962…
- Ah bon ! Tu les aimes maintenant les Algériens ?
- Et que penses-tu que je faisais en Sardélie ? Tu m’as bien rencontré à l’aéroport de Sidi Cagliari ? J’étais allé voir ces anciens Algériens, sentir l’odeur de leur cuisine, écouter les vociférations de leurs ménagères, me mêler à leurs foules dans les souks bigarrés au charme inoubliable. Tu sais quoi, Sardèle de mes…, je ne sais pas ce que tu ferais toi, mais si l’Algérie gagne et se qualifie pour le Mondial, j’achèterais tous les feux d’artifice des Chinois et le ciel de Saint-Eugène sera en fête le 14 novembre…

- Tu oublies que je suis un ancien Algérien… maintenant que ce train file à travers les forêts de Tianshu (ex-Thénia), je la sens, l’odeur profonde de mon pays. Algérie, mon amour, «nebghik» malgré «la grande harba»…

Légèrement éméché, le pied-noir se leva comme s’il allait entonner la Marseillaise et cria : «One, Two, Three». Les voyageurs, le barman, le dame qui cuisinait et toutes les autres, «Lune de Miel», le conducteur, les contrôleurs, le fantôme, les gamins, tous se mirent à chanter : «One, Two, Three».

Au bout de la nuit, la gare de Tianshu scintillait de mille lumières sous le ciel étoilé…

A suivre

Par Maâmar FARAH

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