mardi 16 février 2010

L’économie et le juge

Le droit réserve bien des surprises aux politiques dans les Etats où la séparation des pouvoirs est une réalité tangible de la construction institutionnelle. Le gouvernement noir-jaune, de centre-droit (CDU-Parti libéral) d’Angela Merkel vient d’en faire l’amère expérience avec une récente décision de la Cour constitutionnelle basée à Karlsruhe (ouest) : dans un jugement rendu ce mardi, elle juge insuffisant, inhumain et, surtout, anticonstitutionnel, le régime d'allocations sociales dont bénéficient les citoyens allemands les plus démunis.

Les juges de Karlsruhe — la gardienne de la loi fondamentale allemande, qui fait office de Constitution — étaient saisis de trois cas de familles qui contestaient le barème des aides allouées pour leurs enfants, mais la Cour a souhaité élargir sa décision en statuant sur l'ensemble du système Hartz IV, l’équivalent allemand du RMI français Politiquement, la chancelière donne l’impression de s’en laver les mains : après tout, les gardiens de la loi fondamentale ont farouchement réagi à une réforme libérale de l'ancien chancelier social-démocrate, Gerhardt Schröder, auteur du système, généralement connu sous le nom de Hartz VI, et évincé du pouvoir en septembre dernier après quatorze ans de règne Cinq ans plus tard, les juges de la Cour constitutionnelle rejoignent ainsi, par un biais inattendu, les mouvements de grève contre ce système d’allocations, moins favorable, qui fusionne l’aide sociale et les allocations aux chômeurs de longue durée en un forfait mensuel de 359 euros.

Jusqu'à la réforme rouge-vert, les victimes du chômage bénéficiaient de trois dispositifs : primo, l'assurance chômage d'une durée maximale de douze mois (et de trente-deux mois pour les plus de 57 ans), financée par cotisations et calculée sur la base des derniers salaires ; secundo, l'assistance chômage (l'Arbeitslosenhilfe), une allocation de solidarité pour les chômeurs de longue durée, versée sans limite temporelle et financée par l'impôt ; tertio, l'aide sociale financée par les communes et calculée sur la base des besoins estimés (logement, chauffage, etc.). La principale disposition de la loi Hartz IV avait conduit à supprimer l'assistance chômage en la fusionnant avec l'aide sociale pour donner naissance à «l'allocation chômage II», plus couramment appelée Hartz IV.

C’est ce système que vient de mettre à terre la Cour constitutionnelle en considérant qu’il «est incompatible avec l'article 1, paragraphe 1, de la loi fondamentale», qui garantit «le droit à une existence digne», selon les termes de son président Hans-Jürgen Papier. Celui-ci ajoute : «Les règles en vigueur ne suffisent pas au regard de la Constitution. Ces règles sont inconstitutionnelles.» La Cour a jugé qu'il incombe à l'Etat de garantir à chacun «un minimum de participation à la vie sociale et culturelle» du pays.

Or, le barème actuel ne prévoit aucune activité socio-éducative pour les enfants Les juges ont estimé que le montant des allocations a été fixé «de façon arbitraire», sans «fondement méthodique». Ils ont cité en exemple l'absence d'un forfait pour l'achat de livres scolaires, de cahiers, ou encore d'une calculatrice. Les juges dénoncent le fait que le barème pour les enfants ne soit qu'un pourcentage du barème adulte (60 à 80 % selon l'âge, soit entre 215 et 287 euros) qui ne tient pas compte «des besoins spécifiques» comme des couches pour nourrissons ou des vêtements à renouveler pour cause de croissance Mon collègue et ami, Gero Neugebauer, professeur à l’Université libre de Berlin, dont j’ai sollicité l’avis à la lecture du jugement, me rappelle que «la Cour constitutionnelle a statué sur une mesure qui date de la coalition rouge-vert de 2004.

Le point particulier est l'allocation que perçoit de l’Etat une famille dont le père et/ou la mère est au chômage et qui compte en son sein des enfants qui vont à l'école. Habituellement, les sans-emploi reçoivent 359 euros, plus le loyer de l’appartement et 70 % de ce montant pour chaque enfant à charge. Le chiffre avait été fixé par le gouvernement. Ils ont passé en revue les statistiques et pris pour base l’allocation qu’un démuni perçoit en un mois diminuée de 20 %. De cette façon, l'enfant reçoit moins d'argent, mais sa situation particulière n’a pas été prise en compte, en tant que personne qui grandit, qui a besoin de biens spécifiques (livres, etc.) pour son éducation et d'autres choses, et dont une personne adulte peut se passer. La Cour a décidé que les enfants âgés de 6 à 16 ans devraient recevoir une attention spéciale ».

Mais au-delà des barèmes pour enfants, la Cour constitutionnelle a choisi de statuer sur tout le système Hartz IV, qui fut l'une des réformes majeures du gouvernement du social-démocrate Gerhard Schröder (1998- 2005) et probablement la plus controversée : l’année dernière, les tribunaux ont enregistré 194 000 plaintes. La Cour a donné jusqu'au 31 décembre 2010 au gouvernement pour qu'il repense son mode de calcul des allocations de façon «transparente et appropriée», et non plus «à l'aveugle».

Selon le jugement de la Cour constitutionnelle, le législateur doit, pour garantir un revenu minimum «humainement digne» (menschenwürdig), conformément à l'article 1 de la loi fondamentale, fixer des montants dont le calcul doit être fait sur la base de procédures «transparentes et appropriées» concourant à la prise en compte des besoins réels. Gero Neugebauer : «La Cour a blâmé la coalition rouge-vert parce qu'elle a perdu de vue des valeurs fondamentales de la social-démocratie — la justice sociale et la sécurité sociale — et parce qu’elle a eu recours à une méthode contestée de “tondeuse à gazon” : toutes les choses doivent être égales.

La conséquence la plus importante est, cependant, que le gouvernement est maintenant obligé de fixer, conformément à un critère, qui a été oublié dans la politique : la dignité humaine. » La méthode actuelle, qui repose sur des évaluations forfaitaires des besoins, n'est, aux yeux de la Cour, pas illégitime : elle consiste, à partir d'un panel de 60 000 ménages, à énumérer et à évaluer les principaux postes de consommation des 20 % des ménages les plus pauvres et à fixer des taux de prise en charge. Elle conduit à verser une allocation (hors suppléments pour le loyer et le chauffage) de 359 euros (2009) au chef de ménage et de 323 euros pour le/la conjoint(e).

Les conséquences financières de cette révision sont lourdes : 6,7 millions d'Allemands bénéficient des allocations Hartz IV pour lesquelles l’Etat a déboursé, en 2009, un peu plus de 45 milliards d'euros, une charge déjà lourde dans les comptes de la première économie européenne qui connaît son plus grave déficit de l'après-guerre. La ministre du Travail et des Affaires sociales, Ursula von der Leyen, acquiesce : «Ce jugement est incontestable et la société va devoir payer, c'est clair.» Selon les projections, si l'actuelle allocation de 359 euros par mois pour un adulte est relevée par exemple à 420 euros, il en coûtera 10 milliards d'euros de plus par an à l'Etat.

Sur le plan politique, la décision jouera comme un effet de recentrage : elle aiguisera les contradictions entre conservateurs et libéraux au sein d'un gouvernement déjà très divisé sur la question chérie de toutes les droites : les réductions d'impôts. Ainsi, le chef du Parti libéral et membre du gouvernement, Guido Westerwelle, a déjà mis en garde contre les «risques de décadence» liés à une «société d'assistance». Par contre, les organisations sociales ont applaudi la décision de Karlsruhe, comme la confédération syndicale DGB qui réclame «un programme contre la pauvreté. »

Pour sa part, le porte-parole du ministère des Finances, Michael Offer, est plus serein : il estime que le jugement de Karlsruhe n'impliquerait «pas nécessairement» une augmentation des aides : le jugement ne dit rien de la hauteur des barèmes (futurs), il exige seulement un calcul transparent et «on ne peut pas prédire les conséquences financières ». L'arrêt de la Cour soulève, en effet, une question récurrente, pas nécessairement propre à l’Allemagne, liée au mode de fixation du seuil de pauvreté et, conséquemment, des barèmes requis pour la contenir.

C’est ce que les statisticiens connaissent sous le nom des échelles d'équivalence de revenu, avec pour paramètres fondamentaux la composition des ménages et le poids respectif des membres de la famille. La première idée de base est que des personnes réunies sous le même toit réalisent des économies d'échelle dans la consommation (elles ont besoin d’une seule cuisinière, d’un seul chauffage, par exemple), qui permet à la personne supplémentaire de subvenir à ses besoins à moindre frais que si elle vivait seule. L’autre idée, soulignée par l’arrêt, est que les besoins varient avec l'âge.

Par Ammar Belhimer

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