mardi 16 février 2010

Renoncement

«La première chose qui m’avait découragé dans ma vie, ce n’était pas la condition très modeste de ma famille, mais les conséquences qu’elle entraînerait par la suite. Je me suis vite aperçu, d’abord en écoutant Léo Ferré et ensuite en vérifiant ses dires dans l’expérience de tous les jours, qu’il ne suffit pas d’être intelligent ou de beaucoup travailler pour réussir. J’ai très vite compris qu’il fallait faire partie d’une famille, d’un clan, d’une meute, d’un parti.»

D’ailleurs, cite-moi un élève brillant qui ait fait une carrière percutante! Aucun. Tous ceux qui promettaient sont devenus d’obscurs fonctionnaires alors que des élèves moyens ont eu des carrières enviables. Tout cela parce qu’ils étaient d’une famille qui avait un de ses membres bien placé dans les rouages de l’administration. Je ne te citerai pas de noms, mais tu les reconnaîtras. J’ai connu quatre membres d’une même famille qui n’ont accédé à des postes de responsabilité que grâce au nom qu’ils portaient.

C’est comme l’histoire des navires qui suivent un brise-glace dans le Grand Nord. Le premier qui s’est installé à ouvert la voie aux autres qui n’ont eu qu’à suivre. En kabyle, je ne te l’apprendrai pas, on appelle cela, tailler «asalu», asalu étant un chemin nouvellement créé. Et je ne te parle pas des autres manoeuvres qu’il faut exécuter pour se tailler un chemin dans cette terrible jungle: les courbettes, la flatterie, l’obéissance aveugle et servile: cela m’aurait empêché de dormir.

C’est la raison pour laquelle j’ai préféré devenir enseignant: c’est mal payé, mais au moins cela n’attire pas la convoitise des autres parce que, justement, ce n’est pas un métier rémunérateur. Et j’ai refusé de devenir directeur d’un établissement parce que cela comportait des servitudes envers l’administration et les parents d’élèves. Je vendais tous les jours mon maigre savoir sans me casser la tête, rentrant à heures fixes à la maison et m’acquittant au mieux de mes obligations familiales, d’abord en tant que fils, ensuite comme mari et père de famille. J’estime que j’ai accompli le cycle normal de la vie comme la nature et la société m’y ont astreint.

J’ai rempli mon devoir biologique en procréant et mon rôle social en exerçant une profession utile et indispensable bien que mal rémunérée. La deuxième chose qui m’a fait sursauter, c’est le divorce qui existe entre le discours ambiant et la pratique quotidienne. Tu te souviens de l’enthousiasme qu’avaient soulevé les nationalisations de tous les secteurs économiques vitaux, les mines, les hydrocarbures, les banques, les assurances.

On avait supporté avec le stoïcisme des gens qui avaient du «nif» toutes les privations, les pénuries, les restrictions. Puis, un beau matin, sans crier gare, vous recevez sur la tête une nouvelle qui vous fait chanceler et qui pulvérise toutes vos illusions: au pays des autorisations de sortie et des restrictions de devises, un haut fonctionnaire s’est fait épingler par le Mossad à l’aéroport de Tel-Aviv. Selon radio-trottoir qui avait vite fait de répandre la nouvelle à une vitesse supraluministe, ledit bonhomme revenait d’un voyage privé effectué à Osaka, au Japon.

Le ciel m’était tombé sur la tête. J’ai même eu une collègue (que Dieu ait son âme) qui a pris son billet pour Paris. Elle n’est jamais revenue et elle est morte et enterrée là-bas. Voilà les quelques raisons qui m’ont poussé à suivre toujours le côté ensoleillé de la rue.

Selim M’SILI

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