Le chef des tangos, le BPB, nous propose de jouer une partie de football contre sa formation. Si nous gagnons, nous sommes libres. Si nous perdons, c’est Ali le boucher qui s’occupera de nous…
Il y avait foule au stade de San Zéro de Yakouren. Situé dans une clairière dominée par la guérite de surveillance des tangos, il n’a pas de tribune. Ni de gradins d’ailleurs. Une petite et fragile clôture entoure le terrain dont la forme rappelle tout sauf un rectangle. En guise de tribune d’honneur, on avait installé une vieille moissonneuse-batteuse, souvenir de l’époque glorieuse de l’ancienne Algérie du XXe siècle, du temps où ces engins, sortis de l’usine de Bel-Abbès, faisaient la fierté des fellahs et du pays. L’été venu, on pouvait les voir partout : c’est grâce à elles que les récoltes de blé pouvaient atteindre des records. Mais personne n’en parlait. Dans l’Algérie d’avant la «grande harba», devenue un dépotoir de tous les produits mal faits de la planète, on avait toujours la préférence pour tout ce qui venait de l’étranger. Mais personne ne disait aux générations montantes que le blé algérien, tout le blé algérien, était moissonné par des machines algériennes. Et les tracteurs ? Mettez devant un agriculteur toutes sortes de tracteurs et dites-lui de choisir.
Il vous dira : «Moi, je préfère le Cirta, le Deutz de Constantine !» Je ne fais pas de la démagogie, c’était ça l’Algérie, avant que les trabendistes ne viennent tout casser, mais, dans l’esprit de nos fellahs, rien ne pourra remplacer les machines agricoles de Bel-Abbès et de Constantine. On raconte que les Chinois ont ramené avec eux des engins sophistiqués de l’usine de Bricou Lage, située dans la vallée de Shanghai. Mais dès qu’ils ont vu le Deutz de Cirta, ils ont eu le coup de foudre, à tel point que leur poète en vogue, un certain Bouedjemaâ Chang, écrivait :
«Mon cœur en balade
Du Royaume du milieu
A la ville de Jade
Cirta entre terre et cieux
J’aime tes nuits blanches Tes ponts, tes bazars
J’aime quand tu déhanches
Comme un tracteur hagard
J’aime de Bel-Abbès
La gare, les places
Mon cœur elles blessent
Vivent tes «Klaâs !»
Mes pensées, vagabondes, erraient dans les entrailles de l’Algérie d’avant que j’aimais follement. Partout où j’allais, je rencontrais des gens joyeux, heureux de vivre. Maintenant, ils sont tous loin. Il n’y a que des Chinois répétés à l’infini. Ils sont bien. Mais ils ont leurs cultures, leurs us et coutumes. En Algérie africaine, il y avait aussi beaucoup d’autres nationalités. Les gouvernants aiment les ouvriers chinois, pakistanais, malaisiens, turcs, égyptiens, etc. Mais dès qu’ils entendent parler d’un Algérien revenu de Sardélie, ils lui font la chasse.
Mes pensées sont rappelées à l’ordre par Mouh Dribble Tout, notre entraîneur. C’est un Oujdi venu en Algérie il y a très longtemps, dans le cadre de la coopération entre les ministères des coups bas des deux pays. Il a aimé Yakouren et il y est resté. Pourquoi l’avoir choisi au détriment du buveur de Jack Daniel’s qui partait pourtant favori avec son expérience de plongeur à la buvette du Stade de Reims ? Il faut dire que nous n’avions rien à voir avec cette décision. Le BPB tenait toujours sa «mahchchoucha » à portée de main et nous ne voulions pas subir le sort des deux arbitres et du pauvre supporter.
Aussi, quand il nous annonça que notre équipe allait être drivée par ce Mouh Dribble Tout, nous acceptâmes sans broncher. D’ailleurs Mouh était célèbre dans toute la contrée : il dribblait effectivement tout ! Ses adversaires dans les matches, et même ses coéquipiers. En ville, il dribblait les passants, les voitures, les lampadaires. A la maison, il dribblait femme et enfants. On raconte que lors d’une visite présidentielle, il fut rattrapé à la dernière minute par les services de sécurité. Il voulait dribbler le chef d’Etat en visite dans la région. Depuis, dès qu’une personnalité était annoncée, on le ligotait.
Avant le match, Mouh nous donna deux instructions : attaquer tous et défendre tous. Je lui fis remarquer que nous n’avions pas la condition physique pour pratiquer une telle tactique qui demandait beaucoup d’efforts, il me répondit que ça n’avait rien à voir et qu’il fallait attaquer tous et défendre tous. L’arrière central lui demanda ce qu’il devait faire si un joueur adverse se présentait seul face à lui. «Attaquez tous et défendez tous.» Autant dire que ce type parlait pour ne rien dire. Dès que nous fûmes loin du banc de touche, le pied-noir nous rassembla pour nous donner quelques conseils : «Ce Mouh Dribble Tout est le plus mauvais coach de la planète. Laissez tomber ce ridicule.
“Attaquez tous et défendez tous”. Pratiquons le 2-2-2-2-2.» Et nous nous lançâmes dans la partie, sous la direction d’un arbitre qui avait choisi un pyjama rayé comme tenue officielle. Le BPB avait pris place sur la moissonneuse- batteuse, à côté de l’ancien maire FIS, d’un ancien moudjahid de la guerre d’Afghanistan et de quelques notables chinois. Il y avait aussi Mama Grilou, de son vrai nom Mutsi Bouchi, une Japonaise mariée à un Chinois décédé, depuis peu, des suites d’une forte absorption de Viagra.
Mama Grilou était une fervente supportrice de l’équipe des tangos. Elle la suivait dans tous ses déplacements à travers le pays. Elle nous regardait comme des chats gris, car elle avait en horreur les chats gris. On lui prêta des lunettes qui nous transformaient en chats noirs. Et encore… Elle avait convoqué l’arbitre et lui avait donné des instructions très claires : les tangos devaient gagner. Elle lui rappela que les règles de l’honnêteté et de l’impartialité étaient le produit d’une mentalité néo-bourgeoise issue d’une conception erronée de la lutte des classes en période post-mondialisation ; ce qui voulait dire, en mots plus simples : «Si cette bande de tarés l’emporte, dis adieu à ton extrait de naissance !» Sur ce, le même arbitre fut convoqué par le BPB qui lui rappela les vertus cardinales de l’arbitrage à plus de 1 000 m d’altitude : «Les tangos doivent gagner en cas de victoire.
S’ils perdent, ils sont gagnants. S’ils font match nul, un lancer d’une pièce de dinar-yuan les désignera comme gagnants puisque les deux faces de cette monnaie sont des piles !» En fait, je crois que la mamie et le chef des barbus en faisaient trop… pour rien ! Nous partions défavorisés face à l’équipe des tangos. Nous allions perdre le plus sportivement du monde. Ce n’était donc pas la peine de terroriser ce poltron d’arbitre dont le corps fondit au milieu du pyjama rayé. En face de nous, il y avait onze gaillards dont le plus petit devant mesurer 1m 85 ! En plus, ce n’était pas de la chair molle.
Ils étaient musclés comme Hulk lorsqu’il se mettait au vert ! L’arbitre donna le coup d’envoi. Dès que le pied-noir entra en possession du ballon, au milieu du rond central, l’arbitre désigna le point de penalty. Il annonçait clairement la couleur. Le buveur de Jack Daniel’s rouspéta et demanda des éclaircissements au «referee ». Ce dernier sortit son carton jaune et dit au pied-noir : «Il ne faut pas remettre en cause les décisions justes et courageuses de l’arbitre. Ce penalty est réglementaire. As-tu lu l’alinéa 4 de l’article 36 ?
- Non ! Qu’est-ce qu’il dit ?
- Lorsque l’arbitre sent l’ail chez le possesseur de ballon, il accorde automatiquement un penalty à l’adversaire.
- Mais je n’ai pas mangé d’ail depuis le dernier repas à l’auberge du maître des monts Kunlun à Béjaïa !
(A suivre)
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