Ahmed A., ex-prof gabonais de français à Libreville et néoéboueur français à Acreville, ex-et néo-voisin de zinc au tripot «Le jeu des sept familles» commentait en ces termes le parachutage népotique imminent de Jean Sarkozy, fils homonyme du président de la République française, à la tête de l’Epad, l’un des organismes publics les plus importants d’Europe : «Ils nous prennent pour des… !» Ahmed A. n’a jamais terminé sa phrase, cette phrase-là. J’ai eu beau insister, rien. Nada ! Je l’ai travaillé au corps. Niet ! Il ne veut pas lâcher le morceau.
Je ne saurai ni ce qu’il y a derrière les points de suspension ni ce qu’il a derrière la tête. Ces trois points suspendus dans le vide sont-ils comme trois arrière-pensées qu’il ne veut pas ou ne sait pas exprimer ?… Du coup, je me retrouve encombré d’une flopée d’hypothèses. La plus simple est aussi la plus invraisemblable. Sachant qu’Ahmed A. a donné sa voix à Nicolas Sarkozy, séduit par le fameux slogan «travailler plus pour gagner plus», je me suis laissé dire comme ça qu’il est peut-être déçu du fossé abyssal que n’importe quel observateur peut constater entre les promesses du candidat et l’action du président.
Même si la distorsion entre les promesses et les actes est monnaie courante chez presque tout le monde, rarement, il est vrai, elle aura eu une telle ampleur. Mais peut-être que la supposition n’est pas la surimpression invisible de ces points de suspension. C’est même improbable car cela fait belle lurette qu’Ahmed A. est revenu de l’engouement partagé par plus de la moitié des électeurs français pour Nicolas Sarkozy.
En d’autres circonstances, il m’a fait savoir que son enthousiasme pour Sarkozy s’est brutalement cassé le nez le soir même de l’élection de ce dernier. Quand il a vu le dragueur de la France fauchée qui se lève tôt fêter sa victoire au Fouquet’s avec les nuitards de la France pleine aux as, il a tout pigé. Le coup du yacht bling-bling pour ses premières vacances d’intronisé a été la cerise sur le gâteau. Quant au reste, ce n’est que la longue déconstruction d’une illusion de changement. La chronique du sarkozysme a pris l’allure et le cours d’un long fleuve tranquille où rien ne puisse surprendre tant la surprise est démagnétisée. De Charybde en Scylla, il fallut bien qu’un jour on en arrive à quelque chose qui ressemble à la nomination du fils. Maintenant, la préoccupation d’Ahmed A., c’est de parier sur des organismes d’une importance égale à celle de l’Epad à la tête desquels les autres enfants de Nicolas Sarkozy seraient placés.
Si rien ne t’étonne, sacré Ahmed, ces points de suspension, pourquoi tu les laisses en blanc ? Euh ! Ils te prennent pour qui ou pour quoi, plus exactement ? Silence. Il ne veut rien dire. Il préfère parler d’autre chose. Aborder le même sujet, mais sous un autre angle. Par exemple, Ahmed A. refuse, en tant qu’ex-électeur de Sarkozy et néo-opposant de base, d’entrer dans le détail de la polémique. Il répugne à lire les longues et abondantes analyses des faits eux-mêmes, commentaires, réactions des uns et des autres que la presse française et internationale y consacre. Il s’étonne même qu’on accorde à ce fait autant d’importance. Le rejet a le même sens que ses points de suspension. Le message est tellement clair que ça ne mérite pas ces décodages pléthoriques.
C’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre de son silence. Comme je voulais mordicus savoir, il me remet une tournée. Cependant, le mystère s’épaissit davantage à chacune de ses énigmatiques anecdotes : «Tu vois, me dit-il, l’autre soir, je regardais une émission à la télévision sur je ne sais plus quelle chaîne. Elle s’appelait, je crois, “L’objet du scandale” et était animée par Guillaume Durand.
Quand on fait une émission qui porte un nom pareil, on ne peut éluder cet objet du scandale qu’est la propulsion en pilotage automatique de Jean Sarkozy. Qui invite-t-il pour en parler ? Je te le donne en mille. Eh bien, Rachida Dati… Ils nous prennent vraiment pour des…» Là aussi, je ne saurai pas pour quoi Ahmed A. a l’impression d’être pris. Il a juste ajouté qu’un dicton de chez lui pourrait s’appliquer à ce cas de figure : «Qui louange la mariée ? C’est sa mère. Il y’avait même un témoin en la personne de sa tante.» Ahmed A. me laisse entendre qu’il s’est amusé, à ses heures perdues, à analyser le discours de Rachida Dati lorsqu’elle était ministre. Cet exercice lui rappelait le bon vieux temps où il était prof de français. Eh bien, elle ne pouvait dépasser quatre mots sans placer le nom de Sarkozy. Dans sa syntaxe personnelle, c’est comme une respiration, l’oxygène. La ponctuation ! Comme quoi, elle était l’analyste la plus neutre de la nomination de Jean Sarkozy.
Quoi qu’il en soit, je remets le truc sur la table car j’ai envie de savoir avant que «Le Jeu des sept famille» ne ferme. Décidemment, fort en rhétorique, il en remet une couche. «T’as vu, la seule qui en a, c’est Rama Yade. Elle monte bille en tête, et fait savoir son point de vue sur la question. Courageuse, la nana ! Et le lendemain, elle revient dessus. Elle dit que c’est le journaliste qui a mal rapporté des propos que des tas de gens ont entendu. Elle aussi, elle nous prend pour des…» Tout le monde prend mon pote pour un imbécile, un canard sauvage, un crétin de première, un attardé, un qu’apas- de-nom, un demeuré… Je peux allonger la liste des hypothèses de travail, laissée, elle aussi, en points de suspension… Mais comme il ne veut pas me laisser dormir bête, il se ravise de son silence et me souffle, au moment le plus inattendu, dans un murmure : «… Africains.» Ils nous prennent pour des Africains ! Voilà donc ce qu’il veut dire : Africains ! Je sursaute. Je ne vois pas le rapport.
Serait-ce parce que Nicolas Sarkozy a déclaré, dans un discours controversé, que les Africains ne sont pas encore entrés dans l’histoire et que, autant le dire, ils sont encore au stade préhistorique ? Oui, me dit Ahmed A. soudain loquace, chez nous, ce type de nomination népotique ne pose aucun problème. Ici, on les commente d’un sarcasme : Ali succède à Omar : c’est la succession des saisons en république bananière ! En Algérie, Saïd succédera peut-être à Abdelaziz, c’est la démocratie sous-dev. Hafez fils a pris la succession de Hafez père en Syrie. Saddam fils aurait pris la place de Saddam père si ce dernier n’avait pas été décapité par la démocratie américaine de Bush qui a trouvé plein d’armes de destruction massive dans ses neurones.
Moubarek fils est sur le starting- block, comme Kadhafi fils. Partout, dans ces royaumes-là, les fils sont nommés dans la copie locale de l’Epad en attendant mieux et plus. Et ainsi de suite. Mais alors Jean Sarkozy bombardé à 23 ans et avec à peine un bac à la conduite d’un empire comme ça, c’est quoi, ça ! Entrer dans l’histoire et patati et patata ? «Le jeu des sept familles» a déjà éteint ses feux et nous nous retrouvons, Ahmed A. et moi-même, sur la chaussée à essayer de découvrir le rapport entre la nomination du fils, l’entrée dans l’histoire du père et même les intentions du Saint-Esprit.
Par Arezki Metref
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