Je commence par rassurer un lecteur assidu du Soir d’Algérie qui tout en déclarant faire partie de la «profession» des économistes n’a pas apprécié notre dernière chronique consacrée à la grande intervention publique du dernier prix Nobel d’économie, Paul Krugman, que nous n’avons pourtant fait que traduire et résumer pour la porter à la connaissance du lecteur au titre d’une sorte de «veille» intellectuelle que nous voulons collée à l’actualité.
Pour n’épargner personne, il n’y a pas que les économistes qu’il faut plaindre pour avoir mis tous leurs œufs dans le même panier néolibéral. Les juristes, traditionnellement plus conservateurs, ont également leur part de responsabilité pour avoir vénéré les dispositifs d’ajustement et de démantèlement des régimes et ordres juridiques jugés trop «fermés», protecteurs. Délits de masse dans la lutte contre la délinquance où la personnalité des délits et des peines s’éclipse dans les condamnations expéditives en série et l’extension des mesures répressives aux mineurs dès lorsqu’il s’agit de gueux, d’émeutiers et de banlieusards.
On a, par ailleurs, un peu trop facilement troqué tous les droits sociaux contre d’hypothétiques libertés publiques, comme si un homme qui a faim, n’a pas de gîte, qui a soif et qui ne sait ni lire ni écrire était, lui aussi, sous l’emprise de la «main invisible» du saint vénéré marché ? Dans le cas d’une crise qui s’annonce longue, le plus dur est à venir avec pour principales sources de tension :
- primo, les déficits publics avec un emballement de la dette publique, du fait du relâchement de la pression fiscale sur le capital et les grosses fortunes, dans une sorte de transfert sur la collectivité de ce qu’il incombe de mettre à la charge des nantis,
- secundo, le chômage. On retiendra, s’agissant du premier point, que les prédateurs néolibéraux ont dilapidé les réserves de leurs contemporains et hypothéqué celles des générations à venir au moyen de véritables contrats de dupes, avec en toile de fond l’épineux problème de la responsabilité.
En droit civil, selon notre bon vieux Carbonnier, toute obligation a, par nature, deux facettes : le devoir et le possible. La notion de devoir est au cœur de l’obligation. Mais humainement, devoir ne suppose-t-il pas pouvoir ? Aussi, il n’y a pas d’obligations juridiques qu’autant que le devoir est possible. C’est une maxime du droit qu’à l’impossible nul n’est tenu (impossibilium nulla obligation). C’est plus qu’une simple excuse, c’est une exclusion de l’obligation à condition que l’impossibilité soit insurmontable ou objective : perte de la chose ou théorie de la force majeure, cause étrangère ne pouvant pas être imputée au débiteur.
C’est en ces termes qu’il conviendra peut-être d’apprécier ou de dénouer le «pass through» ou transfert trop simpliste entre les engagements souscrits par les décideurs du moment, à la charge de la collectivité existante, et le sort réservé aux générations qui succéderont. Les acteurs et les sujets du moment ne sont pas seuls à en assumer la responsabilité sociale, économique et environnementale.
Les nations qui aujourd’hui vivent au-dessus de leurs moyens le font souvent au détriment des autres nations, démunies, et des générations à venir. A l’intérieur des mêmes entités étatiques, la répartition des charges de l’endettement contracté est loin d’être proportionnelle aux profits qu’en tirent les uns et les autres, aux fions d’investissement ou de consommation, au moment où elle est contractée.
Loin de là. C’est pourquoi, l’imaginaire est mis à rude épreuve par des contrats formels à très longue échéance, disons : au-delà d’une génération. Il n’y a alors plus d’identification possible entre l’échéance et régler l’objet du prêt initial. Plus au Sud, les choses sont pires : «L’imaginaire des populations des pays pauvres qui bénéficient des nouveaux prêts à très longue échéance et très faible taux d’intérêt n’a pas été sollicité, car le service de la dette correspondante reste modeste. Mais ce service va croître brutalement dans les prochaines années sans que se manifeste le développement espéré au niveau escompté.
Les populations qui en porteront le principal fardeau ne manqueront pas de s’interroger sur la légitimité de ce qui, pour elles, ressemble fort à une exaction à l’échelle mondiale. Que peut penser une jeunesse qui doit rembourser les engagements enthousiastes de ses arrièregrands- parents ? Que pourra penser un Ghanéen ou un Burundais de 2040 en payant les dernières annuités d’un prêt concédé en 1992 au titre de l’ajustement structurel dont il aura oublié même le nom ? Sur ce point particulier, le modèle de capitalisme allemand semble faire cavalier seul et asseoir une saine solidarité intergénérationnelle.
Ce modèle est assis sur l’ordolibéralisme, une théorie économique développée dans les années 1930, notamment par Walter Eucken, qui donne à l'Etat pour responsabilité de créer un cadre légal et institutionnel solide et de maintenir une concurrence «libre et non faussée », sans intervention budgétaire massive ni participation publique active à la production.
A ce titre, le gouvernement allemand vient de faire inscrire dans la Constitution allemande une interdiction de tout déficit public au-delà de 0,35 % du produit intérieur brut (PIB) à partir de 2016. L’ancien allié français qui tarde à résorber son déficit budgétaire est ainsi bien embarassé par ce qui s’apparente de facto à une interdiction de toute réelle coordination des politiques budgétaires en Europe. Cet événement majeur coïncide avec un arrêt décisif de la Cour constitutionnelle sur le traité de Lisbonne aux termes duquel il ne saurait y avoir de transferts de souveraineté supplémentaires à l'échelle européenne aussi longtemps qu'il n'y aura pas de peuple européen démocratiquement souverain... Cela a conduit la Cour à exclure toute intégration européenne dans les domaines des politiques fiscales ou sociales.
S’agissant de la seconde lame de fond de la crise, ou bombe à retardement, en l’occurrence le chômage, récemment, lorsque la Banque mondiale a rendu public son rapport Doing Business 2010, seule une voix, celle de la Confédération syndicale internationale, s’est élevée contre les restrictions constantes apportées aux systèmes juridiques de protection sociale. Dans la dernière édition de sa publication à plus grand tirage Doing Business (pratique des affaires), la Banque mondiale décourage les pays d’adopter des programmes de protection sociale en qualifiant les gouvernements qui le font de «non compétitifs» sur le plan des affaires. Le rapport recommande également aux pays de revoir à la baisse les indemnités de licenciement accordées aux salariés congédiés et de réduire ou supprimer les obligations relatives au préavis de licenciement.
La Confédération syndicale internationale relève fort pertinemment que Doing Business 2010 classe le Cambodge parmi les pays qui «rendent difficile la pratique des affaires» par l’introduction d’une contribution de sécurité sociale. Par contraste, l’abolition de la taxe sociale a valu à la Géorgie d’être citée comme un exemple et d’être mieux classée par Doing Business.
Pendant ce temps, le gouvernement démocratique du Honduras, dont le président a été renversé et expulsé du pays à l’issue d’un coup d’Etat militaire en juin, est critiqué dans le rapport Doing Business 2010 pour avoir augmenté les indemnités de licenciement et les obligations liées au préavis en réponse à la crise économique (le Honduras est dépourvu d’un système d’assurances de chômage.)
Suivant la même logique, Doing Business 2010 déclasse le Portugal pour avoir rallongé de deux semaines la période de préavis de licenciement. «En revanche, l’adoption de politiques facilitant les licenciements sommaires a valu au régime autoritaire de la Biélorussie, récemment privé des préférences commerciales de l’Union européenne pour avoir violé les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT), de décrocher un score élevé dans le rapport Doing Business 2010.
Cependant, le trophée de la «meilleure réforme» de Doing Business revient cette année au Rwanda, et pour cause : «les employeurs ne sont plus tenus de procéder à des consultations préalables avec les représentants des salariés [concernant les restructurations], ni d’en aviser l’inspection du travail ». Par ailleurs, le rapport de la Banque mondiale couvre de louanges la Macédoine, pour s’être débarrassée de mesures liées au recyclage des travailleuses et travailleurs sans emploi, et Maurice, pour avoir abrogé l’indemnité de licenciement obligatoire », conclut la Confédération syndicale internationale.
Par Ammar Belhimer
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