Notre bonne vieille cité, que je déteste (entre nous soit dit, de bon coeur) pour plusieurs raisons, avait commencé à changer de visage, comme chaque année à l’approche de l’Aïd El Adha: les carrés d’espaces verts imaginés par les urbanistes du dimanche et coûteusement entretenus par une municipalité invisible, étaient envahis par des troupeaux de moutons.
Les bêtes destinées au Sacrifice prochain avaient, en quelques heures, tondu l’herbe rare qui avait eu la mauvaise idée de pousser après les maigres pluies tombées dernièrement. Et c’est sur une terre battue, jonchée de sachets et de bouteilles en plastique, que les moutons se pressaient les uns contre les autres pour échapper aux harcèlements des nombreux gamins qui montraient leur curiosité avec la vivacité propre aux enfants.
De loin, les vieux retraités, le regard éteint, se lamentaient du prix exorbitant, affiché cette année, de la gent encornée et ils déploraient un peu plus l’absence de mesures gouvernementales pour freiner le prix de la viande qui, à la veille de chaque Ramadhan ou au lendemain de chaque Aïd, se propulsait un peu plus aux cimes de la mercuriale, entraînant avec elle tous les légumes qui lui sont associés.
Mais le fatalisme habituel a vite pris le dessus chez les vieux qui savaient que cet Aïd pouvait être le dernier pour certains d’entre eux et que de toute façon, il fallait se plier à l’exigence dictatoriale des petits-enfants qui demandaient à choisir eux-mêmes le jouet vivant pour meubler la monotonie des jours.
Les enfants se pressaient de plus en plus nombreux, formant un carré autour des bêtes. Il faut dire que la grève des enseignants les avait libérés. Ils pouvaient ainsi donner libre cours à leurs penchants.
Les plus hardis d’entre eux s’approchaient des béliers les mieux encornés, leur flattaient le flanc ou le museau ou les excitaient pour les voir s’affronter dans les duels sonores où le choc sourd des cornes était répercuté par des vivats d’encouragement.
Des ménagères hardies étaient même venues avec des enfants en bas âge pour sentir l’odeur de la laine qui est un avant-goût des fumets de l’Aïd. Elles s’enhardissaient, mues par une tradition séculaire, à pousser leurs mioches vers les clôtures affaissées derrière lesquelles le troupeau languissait. Et tout cela sous l’oeil vigilant de la vieille grand-mère qui menait elle aussi, à sa manière, sa petite tribu.
Un enfant avait eu même la brillante idée de poser un drapeau sur le dos du plus imposant bélier, celui qui avait imposé sa loi au reste du troupeau.
Et cela avait provoqué un regain d’enthousiasme chez les jeunes écoliers ravis, pendant leur école buissonnière, forcés à suivre les péripéties des ovins sur les pâturages improvisés de la cité et de répéter à l’envi les échos relatifs à l’Equipe nationale en Italie ou en Egypte.
Seuls les pères de famille, tirés par la manche par leur dernier rejeton, se montraient rétifs à s’approcher: le mouton était devenu trop cher et la tripartite arriverait de toute façon trop tard.
Il vaut mieux attendre la veille de l’Aïd pour se décider à acheter. Peut-être qu’il y aurait un peu plus de rahma chez les maquignons. Qui sait?
Selim M’SILI
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