«La mémoire est quelque chose de très utile! Elle sert à rentabiliser les expériences des autres», avait repris Noureddine après une courte pause. Les lectures, comme les discussions à bâtons rompus, étoffent l’individu. Et moi, dès que quelque chose me plaît ou me choque, je l’enregistre automatiquement. Je me suis aperçu que l’intelligence ne suffisait pas pour traverser cette courte période qu’on appelle la vie et qui est échue à chacun de nous. Il n’y a pas longtemps, un de nos anciens camarades avait écrit, dans un hommage rendu à un patriote injustement emprisonné, cette phrase: «Les injustices, à défaut de voyages, forment la jeunesse, puisque ceux qui combattent sont toujours jeunes.»
La formule est adéquate sur les deux volets qu’elle présente: les injustices ouvrent les yeux de ceux qui sont bercés par l’effet du matraquage de la propagande à laquelle on les soumet et ensuite, la lutte ou l’esprit combatif entretient la forme ou ne se laisse pas aller. Je ne sais pas bien qui de Courteline ou de Tristan Bernard, qui dénonçaient les vices de la bureaucratie de la IIIe République, avait fustigé les beni- oui-oui, les arrivistes, qui sont parvenus à des situations enviables grâce à la courbure de leur échine: «Il est arrivé! Mais, dans quel état!» Moi je n’ai jamais eu envie d’arriver.
Le manque d’ambition est un défaut impardonnable chez nous. On ne conçoit pas que les gens aient des caractères différents: il y en a qui traversent la vie en chantant, une fleur à la boutonnière et il y en a d’autres qui filent à toute vitesse, veulent gravir des montagnes, font tout pour accumuler des richesses. Ils ne jettent pas un coup d’oeil sur la beauté des paysages qui les entourent. Ils ont l’oeil rivé sur les chiffres de leur compte en banque et épuisent leurs neurones à inventer des stratagèmes ou des combines pour accélérer le mouvement. Alors, ils perdent tout repère!
Pourquoi se donner tant de mal quand on sait que tôt ou tard, cela finira. Mal ou bien, cela finira de toute façon. Mais comme disait un de mes professeurs en citant un écrivain: «On n’a jamais vu un corbillard suivi d’un coffre-fort.» Un autre, directeur d’école de son état, confronté aux innombrables problèmes que pouvait connaître un établissement de l’enseignement primaire, après avoir connu une longue période de dépression nerveuse-tu sais que la dépression nerveuse est la maladie qui frappe souvent les enseignants- m’avait déclaré au sortir du brouillard où l’avaient précipité les divers ennuis: «Je vais désormais avoir une vision cosmique des choses.»
Cela voulait dire pour lui qu’il allait tout relativiser et ne pas prendre les choses au sérieux. Pour me convaincre des difficultés qu’il avait à résoudre, il m’avait mis sous le nez un dossier aussi volumineux qu’une encyclopédie: «Regarde! Dans un village où l’eau coule à volonté. Dans un village qui est surtout réputé pour ses nombreuses fontaines, l’eau n’arrive pas jusqu’à l’école. J’ai écrit à tout le monde.
Il n’y a que le président de la République auquel je n’ai pas écrit. Rien! Et pourtant, il y a quelques années encore, l’eau coulait à flots ici: il y avait un bassin! On entretenait un verger, on arrosait le jardin. Puis, tout d’un coup, c‘est le désert. Ton cousin qui est maire, a préféré utiliser les maigres ressources de la municipalité pour goudronner le chemin qui passe près de sa villa. Mais pour assurer l’hygiène la plus élémentaire dans une école, il n’a pas les moyens. C’est à devenir dingue. Comment veux-tu que je me casse la tête après tout cela.»
Selim M’SILI
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